#gestes&usages #09 | Le clavier

Similitude du geste écrit et musical dans ses dimensions technique et artistique.

Invention d’instruments homonymes pour produire sons et lettres.

En ancien français le clavier désigne celui qui porte les clés.

Nous portons aujourd’hui du bout des doigts les clés des deux langages.

Formes
Le clavier de piano est linéaire. Chaque note espacée d’un demi ton ou d’un ton suit l’autre sur une ligne horizontale et selon une fréquence régulière. La totalité des possibilités harmoniques et la tessiture de l’instrument sont déroulées à plat devant les yeux. Sa taille est adaptée au corps humain en largeur pour l’amplitude des bras, en hauteur de buste pour favoriser la fluidité sans créer de tension et en profondeur de main pour tricoter le détail. Le clavier d’ordinateur est construit selon des paramètres similaires bien qu’il se rapproche plutôt du clavier d’un accordéon. Ses touches sont disposées de façon ergonomique suivant la fréquence d’utilisation de chaque lettre et peut même évoluer d’une langue à l’autre. Leur forme correspond à la superficie moyenne des premières phalanges. Contrairement au piano sur lequel on utilise la longueur des doigts, sur le clavier d’ordinateur on n’en pose que le bout. Les petits carrés disposés sur plusieurs lignes limitent l’amplitude du geste qui ne dépasse pas le mouvement de la main, de façon décroissante du bout des doigts jusqu’au poignet posé sur le bureau. Le mouvement du pianiste se délimite plus amplement de l’épaule au bout des doigts prenant, pour les musiciens confirmés, tout le corps. Ecrire en se balançant au rythme de notre poésie.

Technique
Le passage du pouce sous le reste de la main permet d’évoluer rapidement sur la ligne du piano ou sur celles de l’accordéon. Plusieurs touches peuvent être actionnées en même temps. Cela produit un discours riche, une harmonie de sons, la formation de mots dont chaque syllabe s’accorde avec les suivantes pour donner un sens mélodique. Nos mains s’accoutument à ces gestes qui ne passent plus par le cerveau mais s’intègrent à nos corps, s’automatisent et semblent sortir de nos pensées directement en sons ou sur nos écrans, sur nos papiers sans même passer par nos doigts. Seules les mains de mon grand-père, viticulteur, étaient incompatibles avec la finesse du geste, des mains trop cornées, épaissies par d’autres nobles gestes. Il remplaçait cette incapacité par la parole, inépuisable et pouvait encore tenir la plume sur du papier à gros carreaux. Son humeur pouvait alors se lire dans les boucles de ses majuscules.

Sons
Ceux des touches de mon clavier d’ordinateur principalement rythmés par la barre espace impulsent un tempérament qui influence mon écriture. L’hésitation est un silence quand il n’est pas de mots précis, que la description se doit d’être minutieuse, que le souvenir peine à ressurgir. J’utilise néanmoins cette flèche qui pointe vers le passé et permet de réécrire à l’infini, d’hésiter en évitant le silence. La pensée torrent, la clairvoyance dans l’avenir, dans l’action, l’émotion forte qui demandait depuis longtemps déjà à être évacuée et couchée sur papier provoque les mots-fleuve, on peine alors à distinguer la percussion des touches qui se superposent en une houle dense, la mélodie tente de suivre la vitesse de la pensée, la flèche n’est que rarement actionnée ou seulement lorsque l’emballement provoque des fautes d’orthographes ou des inversions de lettres. Ces longues phrases percussives me plongent alors dans une forme d’état méditatif qui stimule l’imaginaire et l’incite à se poursuivre, à se développer et le son du clavier d’ordinateur devient paramètre de création littéraire. Souvent, comme dans une longue improvisation, je ne reviens sur les corrections qu’une fois l’émotion épuisée pour ne pas interrompre le flot, pour ne pas briser la naissance d’un premier texte.

Improvisation
Que veux tu dire ? Me demande mon professeur de jazz. Quel est ton propos ? Pourquoi fais-tu des phrases si longues ? Tu dois créer du silence pour reprendre ton souffle et si tu enchaines les phrases sans silence, c’est que tu as décidé de créer une tension, ce doit être un tempérament choisi et non subi. Tes repères ? Le propos s’énonce en phrases sur une ligne de quatre mesures dans une grille de trente-deux mesures. Tu peux découper cette carrure comme tu le souhaites du moment que ton propos a du sens. L’harmonie lui donne sa couleur émotionnelle, son relief, c’est l’unicité du geste. Les silences, les demi soupirs et soupirs, les contre points ponctuent ce que tu veux nous raconter. L’accomplissement des gestes de tes mains ne doit pas être rompue par l’émotion qui se transmet alors dans tout le corps qui balance, dans les pieds qui frappent au sol. Mais il vaudrait mieux que cette émotion s’écoute dans le propos et donc dans la recherche minutieuse de l’harmonie, plutôt que dans tes pieds. Tu peux faire des citations, des répétitions, enrichis ton lexique en écoutant les autres, en les imitant. Si tu fais une erreur, ne t’arrête pas. Ta langue fourche parfois et tu poursuis ta course, tu soutiens, ce qui importe c’est qu’on te comprenne. Tu corrigeras chez toi, tu y reviendras, tu réécouteras la musique des autres, tu les reliras. Souviens toi simplement que l’erreur c’est l’emballement ou la pensée floue. Prends-le temps de penser ce que tu veux dire avant de le poser sur ton clavier puis, suis tes doigts. Fais leur confiance. La sensation du geste nourris la créativité.

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