#L5 Le passage de la ligne

Le passage de la ligne, ça pourrait être le nom d’une ruelle étroite entre deux immeubles ou le nom d’une allée ne contenant que des boutiques, à droite comme à gauche, tant de boutiques et tant de choses à voir qu’il faut au minimum la parcourir deux fois, une fois dans chaque sens et très lentement. Il faudrait s’arrêter à chaque boutique, entrer, voir, humer, toucher, peut-être parler…

Le passage de la ligne en bateau, c’est le passage de l’équateur. Fête, tradition, baptême. On s’est éloigné petit à petit de ce trait d’union entre le nord et le sud, de « tu seras un homme mon fils », de Bougainville et de Vasco de Gama. De célébration en amusement, on en est arrivé au prétexte à défoulement. Sûrement la faute à la gnôle, au raide, au rhum, au tafia, au casse-pattes, au paf, au remontant, au dur, au tord-boyaux…

C’est devenu une attraction, une animation sur les bateaux de croisière au même titre que le bal masqué ou les soirées karaoké. Détournement de tradition.  Peut-être parce que ce passage n’a simplement plus grand-chose d’exceptionnel maintenant.

En bateau, on passe la ligne sans s’en rendre compte.  Pas de panneau au bord de la route, même eau, même air, même oiseaux ou absence d’oiseaux.  C’est une ligne qu’on a dans la tête. Sur l’écran de suivi à la table à cartes, à côté des chiffres à virgules, on avait un N, on aura un S. Ou c’est une ligne régulière, droite ou presque droite suivant la carte, tracée au milieu du bleu. Quand on y est, sur la carte en papier, on n’est jamais vraiment sûrs d’y être, c’est toujours à peu près, ça dépend de l’estime. Du travail de celui qui est chargé de la navigation. De la capacité du barreur à tenir son cap. De la capacité du navigateur à estimer la dérive du bateau quand il remonte au vent. De la capacité du navigateur à estimer la vitesse du bateau entre deux plongées du loch. De la capacité du navigateur à estimer la force des courants et leur direction. Et quand on est seule à bord, de la capacité à gérer tout ça en même temps et à rajouter le sommeil. Dans ces cas-là on ne sait pas quand on passe la ligne, on sait quand on aura sûrement passé la ligne parce qu’on en est suffisamment loin pour que la distance efface erreurs et approximations. 

Ensuite tout le monde ne passera pas la ligne dans sa vie. Beaucoup resteront toute leur existence dans le même hémisphère ou passeront la ligne sur la terre, et pour ceux qui la passent en mer, ce ne sera pas obligatoirement dans un bateau à voile. 

La question de la ligne, elle se l’était posée en le regardant, allongé à côté d’elle avec les mains sous la tête, il regarde les nuages tandis qu’elle, elle devrait revenir à son bouquin, bosser, mais qu’elle est incapable de se concentrer. Alors elle se pose la question de la ligne. De l’équateur. Fera-t-il du bateau ? Du bateau à voile ? Si oui, elle sait que ce sera de sa faute à elle. Ou grâce à elle, ce sera selon. Elle l’emmène en mer depuis qu’il est bébé. Alors évidemment. Peut-être qu’il passera la ligne donc. Cette ligne là et beaucoup d’autres sûrement. On passe tellement de lignes, tout le temps et dans toutes les circonstances. Notre vie est remplie de lignes. Droites, courbes, plus ou moins solennelles mais toujours un peu symboliques. On leur donne des couleurs aussi. La ligne blanche, la ligne rouge. Et la ligne d’ombre, celle qui donne à la vie son épaisseur, sa densité, sa gravité. Celle qu’elle espère qu’il passera sans trop de mal …. Celle qu’on passe quand la vie vous explique avec sa plus belle violence qu’elle n’est pas simplement plate, qu’elle a une épaisseur et une densité, que la nuance existe et que c’est elle qui occupe le centre. 

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.