Manger le monde.

Il a mangé la terre, contre cinq francs il mangeait la terre en vie. Il nous regardait, il prenait le gros lombric, il le mettait dans sa bouche, il le croquait, il ouvrait en grand sa bouche et les différentes parties continuaient de s’agiter, on les voyait. Il les avalait. On riait, lui aussi riait, on était écœuré. Il les avait mérités ses cinq francs. On devinait sous son tee-shirt, les animaux qui continuaient leurs progressions, on devinait des mouvements de reptation sous le tissu. L’estomac, les intestins, ils devaient se lover là dans les méandres des boyaux. Il avait toujours de la terre sur ses vêtements, quelques fois sur ses mains, rarement sur son visage. Un jour je suis allé chez lui, le sol était en terre. Elle devait venir de quelque part cette terre, elle venait peut-être de son corps ? Était-il devenu mi-homme mi- ver de terre ? Les murs de sa maison étaient  aussi en terre séchée mêlée à de la paille et du petit bois, du torchis. Le sol de son jardin fait de tourbe était noir comme du charbon. Une rivière longeait cette petite maison. L’été suivant, je l’ai cherché. Inquiet un matin, je suis allé chez lui. Il était allongé, sa mère m’a expliqué qu’il souffrait d’une étrange maladie, ces jambes ne voulaient plus lui obéir. Je suis allé le voir dans sa chambre. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi maigre. Quand il m’a vu, il a souri. Nous avons discuté un peu, surtout de pêche à la ligne puis il m’a parlé de sa maladie, il a soulevé sa couverture, les os de ses jambes se soudaient l’un à l’autre et devenaient souple comme des lianes. Je l’ai plaint, il a souri. A la fin des vacances, je suis repassé le voir. Sa mère m’a dit qu’il était sorti, j’étais étonné. J’allais repartir, quand il est arrivé, j’ai vu la terre sous la table de salon, devenir granuleuse comme celle d’une taupinière puis il est apparu. Il m’a souri, enfin je crois, sa bouche ne faisait plus qu’un avec son nez, il ne pouvait plus parler, ses bras avaient fondu, comme absorbés par son tronc. J’ai reconnu son regard, et j’y ai vu comme une joie simple, une liberté animale que j’ai enviée. Ses yeux qui avaient presque disparu, ils brillaient au fond de profondes orbites protégées par d’épaisses paupières. Il a regardé sa mère, pour s’assurer que tout allait bien puis il a disparu après quelques instants. Je ne l’ai plus jamais revu.

Aujourd’hui je suis adulte, j’ai quitté la région, mais j’y suis attaché. J’espère convaincre mon épouse d’acheter une maison près de la rivière. Les prix sont très bas, officiellement c’est à cause du peu d’infrastructure touristique, mais les gens du pays le savent, la vraie raison ce sont les hommes-ver, un secret bien gardé. Ils sont inoffensifs, ils se nourrissent dans le sol, il n’y a jamais eu d’accident. J’ai eu l’occasion de voir des petits, ils font rarement plus de cinquante centimètres à cet âge, avec leurs grands yeux posés sur leur petite tête ronde, ils attendriraient n’importe qui. Mais il est vrai, que quand vous jardinez et qu’a vos pieds sort la tête d’un grand mâle, qui peut mesurer plus de deux mètres et peser cinquante kilos cela peut surprendre. Ma femme hésite, nous avons un petit enfant, elle a peur que ce soit la terre de la région qui soit l’origine de cette étrange espèce. Souvent le soir je m’assois à côté de mon fils par terre et je le regarde ramper sur le sol, il sourit, moi aussi.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

3 commentaires à propos de “Manger le monde.”

    • Merci. La première qualité d’un bon menteur est de croire à ses mensonges. Donc jusqu’à preuve du contraire, je suis convaincu qu’il y a des hommes ver.😁