#Nouvelles#03 De quelques choses perdues

  • L’aérotrain
  • Les baies de cassis de la forêt
  • Les abattoirs de La Villette
  • Le donjon en ruine au bord de la route
  • Le manoir de Tréguennec
  • Le bouc blanc
  • Les aqueducs
  • La flèche dans le pré
  • La maison R.
  • The Pickwick papers
  • La souris
  • Le village Gallo-Romain
  • Le Rolleiflex
  • Les fossiles dans la vigne

La maison R.

R. était une sorte de Bartleby joyeux, retiré à Paris après avoir achevé sa carrière de premier clerc à l’étude de M., dans le Chatillonnais. Cette activité modeste et sédentaire lui laissait assez de loisirs pour peindre des paysages et des natures mortes dans un style pointilliste rappelant Seurat et Signac, ou des nymphes pulpeuses courant dans son jardin du bord de Seine, grandes baigneuses aux modèles de ces robustes paysannes-vigneronnes qui avaient séduit Renoir dans ce pays.

Dans le Xème arrondissement, il partageait avec sa sœur l’appartement hérité de leurs parents. La vie avait réuni ces deux retraités que nous recevions deux fois par an au nom d’une amitié ayant lié nos familles avant et pendant la dernière guerre.

Pour respirer l’air pur, ils achetèrent une maison dans le Vexin, à deux pas de Gisors ; il y eut visite, pendaison de crémaillère, on admira l’énorme poêle à bois, le « président Godin», ainsi que les premières toiles de R., peintes sur le motif dans la lumière du Valois qui avait attiré avant lui Pissaro et ses amis. Du temps de nos visites familiales, j’avais souvent crayonné cette baraque mi picarde, mi normande, ses pans de bois, ses galandages de briques, sa vigne-vierge rousse, ses forsythias, son sorbier des oiseleurs. Qu’étaient devenus mes dessins sur blocs de Canson jauni ? Au fil des déménagements, décès, éloignements, ils avaient disparu. Qu’était devenu le vieux couple ? La maison de B. aux murs chargés des œuvres de ce peintre du dimanche ?… De R, je ne conserve que deux natures-mortes aux coupes de fruits et le souvenir de sa lippe d’où pendait une Gitane maïs qu’il rallumait machinalement avec un briquet à la mèche fumante.

Rendez-vous pris avec Alan ; à Gisors, parking du château. Une dizaine d’années sans se voir, allons-nous nous reconnaître ?

Quitter L. après un solide petit déjeuner, léger brouillard, le soleil n’est pas loin, paraît coller à la brume. Rouler jusqu’à Troyes, de là, abandonner les voies rapides, chercher de nouveaux itinéraires, des paysages inconnus. La radio diffuse les classiques, Mendelsohn, Brahms, violoncelle, clarinette, difficile de ne pas tendre l’oreille. Pourtant, c’est le regard qui prend le dessus, après les friches sèches, les vignobles de la côte des Bars, la plaine céréalière, je traverse une région misérable, un désert humain, zone de marais, à la végétation sinistrée. Sol envahi de carex, étangs, mares mangées de roseaux, arbres rabougris, squelettes ligneux paraissant desséchés, les pieds dans l’eau. Les essences pauvres, charmes rongés de lichens, bouleaux nains, aulnes chétifs prennent appui les unes sur les autres avant de tomber en lambeaux, de se noyer. Cette « forêt » ignore les verticales des futaies et des sapinières exploitées. Tout est fermé, de chaque côté de la route, le regard ne porte pas au delà de quelques dizaines de mètres, sentiment de traverser une dépression géologique, une cuvette. La route, parfaitement rectiligne, légèrement surélevée, passe sur une multitude de petits ponts blanchis, aux arches comblées de vase, seules traces d’interventions humaines dans cette nature sans attrait.

Arrivé à Sézanne, contourner l’église massive, croiser un enterrement, voitures, foule massée à l’extérieur, des hommes, rien que des hommes, beaucoup de casquettes. Prendre la direction de Champaubert, entrer de plain pied dans ce qui fut la campagne de France , l’une des dernières victoires de Napoléon. Le paysage a changé, je prête de nouveau l’oreille aux sonates de Brahms, les yeux peuvent se détendre, embrasser un paysage de plaine vague, piquetée de gros bourgs serrés autour de leur église, tels des cargos en partance. Les orges, les blés, les colzas dessinent un cadastre aux grands aplats de verts, de l’acide citronné des céréales précoces jusqu’au quasi bleu de Prusse des crucifères. Quelques terres nues, fraîches ensemencées ocellent de taches marron l’unité végétale.

Champaubert, colonne souvenir, l’Aigle battait encore des ailes, pour combien de temps ? Prendre la direction de Montmirail, autre bataille, autre colonne glorieuse, « victoire » qui n’arrêta pas Russes et Prussiens sur la route de Paris, le gros Louis podagre puant dans la soie dans leurs fourgons.

Contourner Paris, me projeter jusqu’à Beauvais, puis plein ouest, approcher enfin de Gisors. Eviter les pancartes proposant des accès autoroutiers, traverser les routes principales en empruntant des ponts ou des tunnels, gagner progressivement le lieu où prendra fin mon « route cinéma ». Le dernier tronçon proposé par ma carte routière est une tranquille départementale évitant mais signalant au passage des villages aux noms sentant bon leur Vexin, leur Valois, leur Nerval au bras de Sylvie ou d’Adrienne : Auneuil, La Houssaye, Porcheux, Le Vaumain, Jaméricourt, Villiers/Trie, Bazincourt…

C’est comme une décharge électrique, Bazincourt !

Arrêté au premier chemin croisé, je consulte la carte ; j’ai la certitude que la maison R. où j’ai passé des heures à dessiner une longère normande, où mes parents retrouvaient leurs amis de jeunesse, se trouve à Bazincourt. Comment avais-je enfoui dans ma mémoire un nom aussi Français, aussi tendre ? Bazin, l’écuyer d’Aramis, suivi d’un toponyme qui paraît l’anoblir tout en ne désignant sans doute qu’une cour de ferme.

Il me restait une heure à tuer avant de retrouver Alan. J’allais retrouver la maison R. La carte me permit d’atteindre Bazincourt, aujourd’hui faubourg de Gisors, assemblage hétéroclite de pavillons mêlant tous les styles, maisons préfabriquées aux panneaux de béton disjoints et tuiles sombres, longères normandes en briques roses, villas cossues en pierre meulière, ni place ni mairie, ni cimetière, pas d’église. A l’entrée, j’avais lu « Bazincourt, commune d’Eragny », j’étais donc dans un hameau duquel tous mes rares points de repère avaient disparu. Je suivis la Route d’Eragny, telle qu’indiquée à un croisement, elle traversait une futaie de hêtres et châtaigniers centenaires, les jeunes feuilles tamisaient la lumière, j’étais aux aguets, une vibration des oreilles me poussait à éteindre le poste de radio. De chaque côté de cette route, des chemins étroits, bitumés, pénétraient dans la forêt, des boîtes aux lettres groupées aux croisements ainsi que des pancartes sommaires prouvaient la présence d’habitants, mais les maisons étaient invisibles, camouflées par la végétation. C’étaient des lieux-dits sans numérotation, je m’engageai dans le premier venu. Il était court et se terminait par une patte d’oie permettant le demi-tour. J’avais découvert deux maisons enfouies dans les arbres, l’une fermée, dans le petit parc entourant l’autre, des enfants habillés comme les paysans du siècle dernier, faisaient une sorte de ronde autour d’un vieux chêne. Je recommençai mon manège au deuxième embranchement, sans succès, sans avoir reconnu aucune des quatre bicoques habitées ou fermées. C’est au troisième chemin à la pancarte indiquant Dracourt que je reconnus… quoi ? Un vague relief, un type de végétation plus clairsemée ? Mes oreilles bruissaient en acouphènes indiscutables. A  gauche du chemin, perpendiculairement à celui-ci, un amas de lierre, de ronces, de buissons indistincts emprisonnaient une ruine, j’étais arrivé.

6 commentaires à propos de “#Nouvelles#03 De quelques choses perdues”

  1. Quelle route cinéma ! Aussi agréable que captivante. La description des paysages traversés, l’entrée en matière, tout est passionnant dès le début. Merci. Votre texte est vraiment la preuve que la façon de raconter ou d’écrire change tout. Tout tellement beau. Merci.

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