#P8 De guerre en terre

Ta main a tremblé pour la première fois. Un déclic, une balle dans le canon pour un rendez-vous avec la mort. Tu as armé le pistolet, pas tuer un homme, tuer un cheval. Tuer un cheval ce n’est pas tuer un oiseau. C’est tuer la terre, c’est mourir vraiment. 

Dans les lettres du front tu mentais à ta mère. Surtout ne pas lui dire le lieu, surtout ne pas lui dire les rats, la boue, les gueules figées, les membres amputés, les fluides, les odeurs, tout ça ne se dit pas, tout ça se tait. Comment lui écrire l’ensemble vide, comment lui écrire la vie quand il manque les mots ? 

Tu as du mal à t’exprimer. Les mots sortent plus lentement de ta bouche que les pensées de ta tête. 

Un matin, la fièvre t’a cueilli entre les draps amidonnés. Cette mort tu ne l’as pas vue venir, elle t’a prise à revers, s’est immiscée dans ton sang, s’est infiltrée dans tes poumons. Elle est propre, cette mort, elle est chaude, elle brûle les yeux, elle t’entraine dans sa nuit mais elle n’aura pas ton cœur. Il résiste, il en a vu d’autres, il bat, il bat même si ta tête prend l’eau, il bat. L’entends-tu ? 

Tu as entendu le docteur, il n’y a pas de traitements. Tu as compris, oui tu as bien compris, pas de traitement. Ce sont les effets secondaires de la grippe espagnole trente ans après. Elle aura eu ta peau. Ta bouche à demi-paralysée tente un sourire. Tu n’y crois pas. Tu penses que c’est la terre qui t’a tué à petits feux, cette chimie qui sulfate les vignes a empoisonné ton sang. 

Ce jour-là, tu sortais de chez le notaire. Tu l’as suivie avec la certitude que c’était elle. Il était temps de tourner la page. Tu venais d’hériter et elle avait de jolies jambes. Elle s’appelait Henriette, elle était de la ville. Une façon de rendre hommage à ce père qui t’avait abandonné, ce père qui te trouvait trop bouseux, trop rustique, trop terre à terre, trop paysan. Le vieux royaliste retrouvé mort dans les bras d’une danseuse aurait aimé cette femme arpentant la place des Quinconces, flanquée de son chaperon. Il aurait détecté son air chattemite. 

Tu ne sais pas si tu l’as aimée vraiment. Des deux, le monstre c’était elle, joli monstre qui t’a arraché à ta famille, t’a dépouillé, t’a décérébré jusqu’à laissé l’enveloppe vide se dissoudre dans un fauteuil voltaire, un mouchoir sous le menton attaché autour du cou par un élastique pour protéger ta chemise. 

Tu n’as jamais parlé de ta guerre, la grande. La seconde, tu l’as laissée dire aux femmes. Tu t’amusais de les voir s’égayer dans les champs, courant, piaillant sous les bombes de la Luftwaffe. Tu as bien essayé de leur faire comprendre qu’il ne servait à rien de courir. Le chasseur tue les grives haut et devant, les deux yeux ouverts. 

Tu t’es levé du fauteuil en tremblant. L’enfant tenait dans ses mains la note de l’épicier adressée à ta femme. Pas à toi, toi tu n’existes plus. Tu baves, sans jambes, sans mots, bras relié à la potence. L’enfant danse, virevolte autour de ton corps de carton. Tu es tombé comme tombe le cheval, les deux yeux ouverts. 

A propos de George H

Journaliste, podcasteuse et animatrice d'ateliers d'écriture, j'aime marier réel et poésie, voix et théâtre. J'espère toujours écrire le Livre, mais le temps passe et presse-citron. Il me faut aller jusqu'au bout... Je compte sur moi et aussi sur l'énergie du Tiers Livre. Un site ? Oui, pourquoi pas : https://www.son-d-encre.com/