#gestes&usages #02 | Pêcher dans le Grand Cul de Sac Marin

Le fils partait pêcher comme on part se promener. Au petit matin, il faisait encore nuit, avec des gestes assurés, il mettait un seau blanc avec un couvercle rouge à visser dans le canot. Il prenait des gaf, vérifiait qu’il avait palmes, masques et tuba et son fusil qu’il rangeait dans le giron. Il poussait la porte de la cabane en tôle au bord du canal. Un chemin en tuf bordait l’eau noire, et délimitait le territoire des hommes et celui des crabes et des oiseaux cachés à cette heure dans les palétuviers.

Dans la nuit avant l’aurore, il partait vers le jour, tenant la barre franche de son moteur Yamaha avec l’aisance et le geste sur parce que du plus loin qu’il se souvienne il avait toujours pêché.

Le bruit du moteur trouait le silence dans lequel était plongé le Vieux-Bourg. En sortant du canal il donnerait le dos au petit port de pêche, à la piscine d’eau douce, à l’école et à l’église en haut du morne qui semblait veiller sur le village encore endormi. Il longerait la mangrove, masse ronde et sombre de plus en plus distincte. L’eau noire devenait grise et commençait à se parer de reflet d’or à mesure que le jour se levait. Il naviguait comme sur un lac dans le Grand Cul de Sac Marin. Sa zone de pêche s’étendait entre les ilets Macou, Fajou et Caret. Il pouvait pousser parfois jusqu’à Petit-canal ou Port-Louis si une senne était prévue. Il serait alors une dizaine de canots en cercle refermant un filet sur des poissons de toutes les couleurs: grand-gueule, capitaine, pagre, cardinal, chirurgien, colat, vivaneau, gorettte, tanche et barbarin. Son rituel était de s’éloigner des côtes, scruter d’abord assis l’horizon, le clocher de l’église, les mettre en rapport avec le soleil levant pour repérer l’endroit exacte où il devait placer son canot pour relever ses casiers. Parfois il devait se mettre debout, pour affiner son calcul, et décider dans quelle direction à petite vitesse pousser son canot. Il avait alors des allures de sorcier devin, qui au flair ou avec la puissance de son esprit pouvait déterminer à coup sur, dans le milieu de la mer Caraïbe où il pouvait trouver et remonter un casier. Les casiers du temps de son père étaient tressés en bambou. Ils étaient maintenant tissés avec du fil métallique. Il remontait son casier signalé dans l’étendue bleue par un flotteur en PVC rouge presque sans effort et versait son contenu dans le canot. Les poissons frétillaient, et claquaient leurs têtes et leurs queues hors de leur élément. Il rejetait les petits et mettait dans une glacière ceux qu’il irait vendre dans sa camionnette Toyota beige une fois rentré au port. Son corps était comme élastique, toujours détendu. Lui qui plongeait beaucoup avait cette respiration qui sans aucun doute lui donnait cette élasticité et faisait qu’il n’avait jamais de geste brusque ou nerveux. Il plongeait en apnée avec de longues palmes qui lui donnait des allures de danseur étoile. Il pouvait se tenir immobile le fusil armé et pointé et d’un geste harponner un chatrou. Il remontait sans être essoufflé ruisselant d’eau salée, et se hissait sans effort dans le canot qu’il faisait tanguer sans perdre jamais son équilibre. Il pouvait aussi remonter parfois des lambis. Les pêcheurs du Vieux-Bourg en étaient friands. Avant que la pêche n’en soit interdite et même quand il n’y eu plus de lambis dans le Grand Cul de Sac Marin et qu’il fallait se rendre parfois jusque dans la mer d’Antigue pour en trouver, des montagnes de coquillage au nacre rose marquaient le rivage. Torse nu sous le soleil il pouvait rester en mer parfois jusque vers midi. Plonger et remonter chatrou, lambis, langoustes, et même des tortues avant que la pêche n’en soit interdite. Il était ce qu’on appelle un nègre rouge. Sa peau endurait le soleil et le feu des méduses. Les lésions s’effaçaient d’elles mêmes sans qu’il ne s’en inquiète. Il revenait au port en barrant d’une main et de l’autre écopant l’eau du canot dans un mouvement souple et machinal. La concentration qu’il avait à pêcher participait de cette détente. Il avait le rire facile. Sans doute qu’il n’a jamais considéré que c’était un travail, ou un effort. La fatigue n’avait pas de prise sur lui. La mer était son élément. Sorcier devin, danseur ou méditant, il avait ce lien à la mer, à la mangrove où il allait ramasser des mouks, vital. L’en éloigner était le faire mourir, comme les poissons qui même dans le casier continuaient à danser pourvu qu’ils soient dans l’étendue bleue. Comment pouvait-il danser dans une chambre avec salle d’eau à plus d’une heure de la mer, lui qui n’avait jamais fait plus de dix pas de son lit à son canot?

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

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