#photofictions #02 | blessures

Vendredi 19 nov 1999, il fait frais à Auxerre, le soleil brille. « Les travaux du chantier avancent bien », rassure t-il son client, « oui, ils seront terminés à Noël, bien sûr ». Depuis la semaine dernière, il s’est attaqué à la toiture: des pannes, des chevrons, des lattes, des tuiles, du ciment, un chéneau, une échelle. Il est jeune, il est pressé, il n’a pas envie de s’attacher, de s’harnacher, de se saucissonner dans un baudrier. Il est agile, souple et confiant, cela fait des années qu’il monte sur les toits pour les rafistoler, il a l’habitude, il connait le terrain, il connait le métier, déjà petit il accompagnait son père « Jeannot le couvreur-zingueur ». Aujourd’hui, veille du week-end il dételle à 16h, c’est décidé. A 15h il glisse, il tombe. Il n’avait pas bu, il n’était pas fatigué, il avait bien dormi, il était juste étourdi, oui c’est ça, une faute d’étourderie, comme à l’école lorsque sa maitresse lui reprochait d’être ailleurs, la tête dans les nuages. Ou préoccupé, oui sans doute était-il préoccupé, anxieux même, à 20h il devait diner au BDM avec Angèle, elle lui avait dit « il faut que je te parle »

Séquelles de la chute du toit

Angèle et Marc se sont quittés en cette fin de siècle, ils ne se sont jamais revus. Et le mois dernier |22 ans et 8 mois plus tard| vendredi 19 août 2022, il claudiquait rue de Rivoli, à Paris, et il l’a aperçue. Il s’est arrêté net, interdit. Elle était assise chez le coiffeur, un casque chauffant sur la tête, feuilletant des magasines. Il l’a regardée longtemps |35 minutes racontera la légende| des larmes discrètes perlaient au bord de ses paupières, des sourires déchiraient son visage, des passants le bousculaient, du vent l’effleurait, l’émotion le défigurait, sa bouche s’entrouvrait, les mots ne sortaient plus. Il était figé, ancré, muet, seul.

Aucune échographie ne mettra en évidence ces douleurs. Aucune IRM ne décèlera ces désespérances. Aucune scintigraphie ne mettra à nu ces cœurs blessés. Aucune radiographie ne révélera la brûlure de ces instants. Aucune carte n’attestera ces calvaires. Rien. Jamais. Comme si de rien n’était.

A propos de Cécile Bouillot

Bonjour je suis comédienne. Je développe également des projets vidéos dans lesquels je filme les gens autour d'une même question. J'écris des poèmes de rue a partir de phrases récoltées dans la rue, j'aime m'amuser avec différents jeux d'écriture, j'écris régulièrement depuis deux ans. Acte 2 Scène 2. Chaine Youtube : https://www.youtube.com/user/cecilebouillot

7 commentaires à propos de “#photofictions #02 | blessures”

  1. Étrange texte, une photographie de la douleur invisible. Très prenant, obsédant, dérangeant. Réussi. Merci.

  2. Les photos du premier texte viennent comme « ce qui reste » : un membre démembré, une attestation de droits pour porteur de handicap. La « surface texte » est la forme antérieure, complète qui s’effrite. Un effet de choc traduit. Dans le second le travail sur rien ne sera visible porte. Merci.