# L9 Mémoire future

Méta documentaire

Les excursionnistes arrivent de n’importe quel point du pays, font parfois trois mille kilomètres pour visiter la région que tous disent se situer au milieu de nulle part. Ils révèlent abondance de détails de leur voyage, les caractéristiques des moyens de transport utilisés, motos, véhicules tout terrain, caravanes, filment les longues heures sur les routes droites et vides, les détails et les curiosités du parcours, leurs têtes à têtes avec des scinques rugueux ou un éventuel orage, le ciel étonnamment gris ou couvert de poussière annonçant une tempête. Ils font la joie des propriétaires des parcs de caravanes et des hôtels où ils s’arrêtent pour passer la nuit. Une fois atteint le but de leur expédition, les images divulguées, angles mis à part, sont toujours les mêmes, ce qui n’est pas étonnant vu que la ville a toujours les mêmes vues à offrir bien que toujours neuves et inédites pour ceux qui les découvrent pour la première fois. L’image de la mine déserte sur ciel bleu, le sol ravagé qui ne s’est pas encore remis des agressions humaines, les terrils sombres, les puits et les berlines, les rails des wagons qu’on peut longer jusqu’aux galeries souterraines encore visitables.  Tout est posé là, pêle-mêle, comme si une catastrophe avait obligé à un retrait de dernière minute. La terre et les déchets de l’homme. Puis, la ville, plate, blanche, quadrillée, d’abord la périphérie, couverte de bungalows en décalque, les rues bordées d’acacias et d’eucalyptus. Quelques chiens errants n’ayant pas encore été signalés aux associations de vigilance. A mesure que les visiteurs avancent vers le centre, les voies s’élargissent, deviennent avenues, les immeubles anciens entourés de longues vérandas s’alignent sur un parcours de ville fantôme. Il n’y personne dans les rues, les voitures sont sagement garées le long des trottoirs, les visiteurs interrompent leur documentaire et respirent le silence. Ils passeront peut-être la nuit à au Royal Hotel, visiteront le musée, assisteront à un spectacle, termineront la nuit dans un pub, puis repartiront, leur ennui pour un instant rassasié d’inconnu.

L’organisatrice de l’ennui

Il est d’abord très important de décrire les pratiques du contre-ennui par ce qui les désigne autrement : se cultiver, s’instruire, apprendre une nouvelle acrobatie, développer un don manifesté pendant l’enfance mais qu’on n’a pas pu développer, se faire plaisir, changer d’air, faire de nouvelles connaissances, socialiser. Il faut être intégrée dans la communauté depuis longtemps pour bien connaitre tous ses membres et savoir leurs envies, leurs habitudes, leurs points forts et faibles, devancer leurs pensées, savoir les surprendre tout en restant dans le créneau de leurs attentes. Il ne faut surtout pas s’encombrer de toutes les théories sur l’ennui qui ont commencé à se répandre sur la planète vers les années soixante du siècle dernier. Savoir se faire accepter et être à l’aise dans tous les milieux sociaux, avoir le droit d’entrer dans tous les clubs de la ville, sauf peut-être celui des Survivors, qui est très discret et n’accepte pas facilement ceux qui n’adhèrent pas à leur cause, avoir un grand nombre de contacts, savoir faire des amis, arriver à plaire à presque tout le monde, arriver à concilier les avis contraires, trouver le juste milieu, être diplomate. Il faut être avide d’expériences nouvelles, curieuse, toujours de bonne humeur, énergique, aimer la nouveauté sans préjugés. Être capable d’organiser des JAFF (Jane Austen Fanfiction) et des clubs de lecture sur Jane Austen, organiser le festival des partisans de la Guerre des Étoiles et des cours de peinture de natures mortes, proposer au Club des Naturalistes des Terres Arides une nouvelle conférence sur l’hydrologie, annoncer la parution du nouveau roman de l’écrivain qui vient de publier ses mémoires sur la ville et divulguer la séance le lecture, encourager tous les artistes locaux, peintres, musiciens, sculpteurs, programmer la venue du dernier numéro de stand-up de la vedette nationale fameuse dans le monde entier. Savoir équilibrer tous ces événements sur une échelle de temps adéquate de façon qu’ils ne s’annulent les uns les autres, ou alors les disposer simultanément, quand ils s’adressent à différents publics, réagir avec le plus grand enthousiasme à toutes les propositions faites même les plus farfelues et ne jamais manifester la moindre pointe de dédain ou d’ennui. Être mariée et mère de deux enfants, pratiquer le yoga au moins une fois par semaine, soutenir plusieurs causes et organiser des diners de charité, participer aux offices religieux, savoir refuser certaines invitations et en accepter d’autres. Sourire et accepter les contradictions comme une inévitabilité inhérente à la tâche qui lui a été assignée, c’est-à-dire sans y penser.

Les preppers ne pensent pas tout le temps à la fin du monde

Forts dans l’accumulation de produits de longue durée, les preppers ont cependant une préoccupation constante : comment se débarrasser de toutes les denrées qui risquent de périmer si elles ne sont pas consommées dans les délais conseillés. Un autre problème s’ajoute au premier : quand faut-il le faire ? Attendre d’être le plus près possible de la date limite tout en courant le risque de se retrouver sans victuailles si une catastrophe arrive ou commencer l’écoulement avec une avance raisonnable sur quoi que ce soit qui puisse se produire afin de pouvoir renouveler le stock en toute sécurité ? Au club The Survivors, ces questions sont longuement débattues, on partage au sein du groupe bon nombre d’expériences.

Thalis, par exemple, raconte qu’elle distribue tous ses kits de survie parmi ses proches quatre mois avant la fin de la date limite. Elle est sûre de cette façon que famille et amis ont assez de temps pour pouvoir consommer tranquillement les boites de conserve qu’elle leur donne, les enfants reçoivent une grande dose de barres énergétiques qu’ils emmènent à l’école et qu’ils distribuent en classe. Les professeurs encouragent beaucoup cette pratique.

Lionel, lui, fait des ventes de garage chaque samedi, vendant au rabais de grandes quantités de fruits secs (il n’est pas conseillé d’accumuler ce genre d’aliments, mais il en raffole), d’épices et de sauces. Il dit que s’il s’y prend environ six mois à l’avance, il arrive à vendre tout son stock de périmés et à acheter en même temps une réserve toute fraiche.

Lia fait écouler ses produits à travers des réseaux d’aide. Sûre que tout ce qu’elle offre va être consommé dans des délais très brefs, elle peut se permettre de faire écouler ses produits – du riz et de pâtes, essentiellement- quelques jours avant qu’ils ne deviennent inutilisables, ayant aussi soin de recommencer son ravitaillement au même moment afin de ne pas être prise au dépourvu.

Chris, qui adore cuisiner, organise régulièrement des repas avec des plats de son invention. Sa salade de haricots blancs, pommes de terre déshydratées et tomates sèches est un vrai succès ainsi que son pâté de sardines au garam masala. Il opère en mode rotatif : à chaque fois qu’un groupe de denrées est sur le point de périmer, il le remplace aussitôt.

Emma ne consomme que ce qu’elle achète pour longue durée, question de s’habituer, ainsi elle sait exactement ce dont elle a besoin et ne fait pas d’achats superflus.

D’autre questions inquiètent les preppers, notamment comment résister à l’envie d’acheter le dernier cri en matière purificateurs d’eau, de combler les vides laissés par les produits écoulés par d’autres paquets qui n’ont plus les mêmes dimensions. Cela fera l’objet du prochain débat.

Observation : Il n’est pas facile de couper les ponts avec le club The Survivors, d’abord parce que les menaces sur la Terre et ses habitants sont réelles et aussi parce que les signes avant-coureurs d’une catastrophe se produisent à intervalles réguliers. Ceux qui, discrètement, cessent de venir aux réunions le font pour d’autres raisons, plus politiques que factuelles. C’est le cas de la personne qui a fourni cet extrait.

Mécontentements

En moins d’un an, la criminalité dans la ville a augmenté de plus de 50% selon les dernières données officielles. Les habitants n’ont évidemment pas besoin de ces chiffres, car ils sentent dans leur peau les conséquences de cette aggravation. Au commissariat de police, récemment remis à neuf avec trois nouvelles cellules de garde à vue, des salles d’interrogatoires entièrement rééquipées, les plaintes se succèdent pourtant.  Vols de voitures, abat de chiens, vandalisme, drones épiant l’intérieur des maisons ainsi que les jardins, on n’ose plus s’aventurer le soir dans les rues de la ville, même celles les plus fréquentées. Les agents sont vus comme aimables mais inefficaces. Le commissaire a reçu sa dernière médaille de mérite il y a maintenant sept ans et le plus diligent de ses collaborateurs va bientôt prendre sa retraite ; on parle d’une candidature aux prochaines élections municipales. Les agents font remarquer en chœur, comme s’il s’agissait d’une mélodie apprise en temps de soutien collectif, que le taux de criminalité continue incroyablement faible si on le compare avec celui d’autres villes de même dimension et que les délits rapportés se doivent à des bandes de jeunes ennuyés habitant les alentours. Au commissariat on ne s’inquiète pas tant de ces délits considérés mineurs mais des associations de citoyens qui menacent de recréer les tribunaux populaires interdits par la loi depuis près d’un siècle. On tient sous un silence embarrassé les disparitions inquiétantes.

Les agences immobilières ont depuis longtemps quitté la ville pour aller se plaindre dans d’autres contrées plus rentables. On peut acheter pour trois fois rien une belle maison en plein centre, un bungalow de six pièces avec grand jardin, arbres fruitiers et piscine vaut la moitié des prix pratiqués ailleurs. La plupart des fermes sont à l’abandon faute d’acheteurs. La ville a maintenant 18000 habitants, alors qu’au siècle dernier, vers les années 80, elle en avait le double. Tous les nouveaux résidents (peu nombreux) sont accueillis avec enthousiasme, même le mystérieux acheteur du vieil hôtel aux portes de la ville.  Mais on craint qu’un jour ils ne soient tous évacués vers d’autres régions plus avenantes, car les réserves d’eau s’épuisent à vue d’œil, les lacs et les rivières rétrécissent, l’eau qui s’y trouve encore stagne et empoisonne, et la pluie, quand elle arrive poussée par les violents orages, claque sur le sol trop sec sans le percer. Il se peut que dans quelques années elle se dissolve en poussière et finisse par disparaître comme tant d’autres villes en péril de sécheresse. Il se peut que l’on ait d’elle des souvenirs lointains, des images gravées dans la mémoire de ceux qui y ont vécu ou qui l’ont un jour visitée. Pour l’instant c’est juste une ville posée en carte postale contre le ciel rouge du soleil couchant.  

Codicille : aucune ironie dans le texte sur les preppers.

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

6 commentaires à propos de “# L9 Mémoire future”

  1. Merci pour cette très belle démonstration que documenter peut être un vrai déclencheur d’écriture. Je découvre au travers de ces textes un univers juste un brin décalé du notre, juste ce qu’il faut d’un pas de côté, d’une étrangeté et d’une poésie qui me fait envisager le reste de vos textes de L sous un jour complétement nouveau. Bluffée.

  2. Line, votre message me réconforte, car j’étais sur le point de ne pas publier ces textes, tellement moi-même je les trouvais décalés. Merci infiniment de votre lecture qui encourage !

  3. C’est extrêmement drôle et vivant, je me suis régalée… mais où se situe donc cette étrange ville ? Me voilà très curieuse… j’attends la suite avec impatience !

  4. Oh, merci Françoise ! Moi-même je ne sais pas trop où est la ville, je la verrais plutôt sur le continent australien, mais il y a beaucoup d’invention. Merci encore pour cet encouragement parce que les doutes concernant cette aventure livresque sont nombreux !

  5. Un régal à lire et à découvrir, cette ville décalée qui éveille étonnement et curiosité, Françoise a raison. Super, Helena, merci. Oui, vraiment un drôle d’effet ce texte…

  6. Merci de ta lecture, Anne ! On est tellement plongée dans les textes que le recul est impossible. Je voudrais tenter quelque chose qui serait le plus éloigné possible de mon propre univers. Cet effet d’étrangeté je le ressens moi-même. Merci encore de ton commentaire qui m’aide beaucoup !