#revisite #11 I Sarraute, décortiquer l’oralité quotidienne

​« … ça passe le temps », il dit cela d’un ton résigné comme si c’était une fatalité de laisser passer le temps, de le laisser filer sans rien faire ; une fatalité dans le sens de fatal, mortel, parce que la vie peut être ennuyeuse à mourir. C’est comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives pour lui que de regarder le temps s’écouler en se disant que de toutes façons il ne peut rien y faire puisque rien d’essentiel n’est susceptible d’advenir.

« … j’aime faire des réussites, ça passe le temps », celle-ci prononce ces mots avec une légère satisfaction qui lui permet de combler l’absence de qui est parti, de remplir l’attente de qui viendra peut-être, avec des petits gestes sans importance comme des alignements de cartes. Alors elle fait des réussites pour oblitérer les échecs en attendant, qui sait, que le temps, dans une déflagration énorme, inverse le cours des chose

« … ça passe le temps », il dit cela avec suffisance. Il parle comme s’il était éternel, comme si son temps imparti était infini. Il jubile. Il a du temps à revendre lui, il peut se permettre de le gâcher s’il veut. Il dit qu’il n’est pas pressé, qu’il a tout le temps du monde pour lui.

« … ça passe le temps, ça ne mange pas de pain, faut bien faire quelque chose… », celle-là déteste ces petites phrases qu’on dit mine de rien et qui si l’on n’y prend garde, rabotent l’existence. Quand elle entend ces mots, c’est comme si quelqu’un éteignait la lumière quelque part, que tout s’affadissait. Elle, elle rêve de grands élans, de beauté rugissante et tant pis si le temps lui manque. Elle ne veut pas d’un monde rétréci où elle cheminerait en piétinant, tête baissée. Elle ne va pas attendre patiemment que le temps passe et sa vie avec. Elle s’invente des jours en plus. Par exemple Jevoudi : jour pour faire tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire aujourd’hui.

#revisite #10 I des sons, des bruits, des voix

J’habite le bruit du vide-ordures de mon immeuble d’enfance. Entre deux étages, face à l’ascenseur, la porte du local grince. Derrière, dans la pénombre, le lourd rabat en fonte du vide-ordures coulisse dans un raclement métallique lorsqu’on le pousse vers le haut. Il avale bruyamment son lot de déchets quotidiens. Je vis avec les bruits plus ou moins amortis des boites de conserve, récipients en verre, déchets végétaux pliés dans du papier journal, petites cagettes en bois déchiquetées pour pouvoir entrer dans la gueule du monstre. Je vis avec leurs dégringolades sonores. Se souvenir de chacun des bruits générés par la chute d’objets jetés dans le vide ordures c’est se souvenir des battements et turbulences de l’enfance : Claquement sec, fracas se répercutant d’étage en étage en échos, explosion, frottement, cliquetis, chuintement, rebonds qui d’assourdissants deviennent feutrés. Chaque déchet propose sa propre déflagration. Se souvenir aussi de ma perruche morte, jetée dans le vide-ordures en mon absence, sans que je n’en sache rien. Imaginer le bruit minuscule de son petit corps sans vie, frou-frou provoqué par l’effleurement des plumes turquoises sur la fonte sombre et sale. Bruit ténu, bref, presque inaudible et pourtant assourdissant dans sa reconstitution à posteriori. 

J’habite le bruit de l’ascenseur qui n’arrête pas de monter et de descendre. Le bruit de son moteur poussif, le bruit de l’ouverture de sa lourde porte bleue qui se referme brutalement et claque, le bruit de la grille en métal à déplier et fixer pour que l’ascenseur puisse se mettre en route : bruits proches, puissants ou lointains qui s’amenuisent, crescendo ou decrescendo. Dans mon lit d’enfant le soir, les bruits de l’ascenseur racontent qui rentre, qui part, qui revient et mon oreille exercée reconnaît à la force ou à la faiblesse des sons qui me parviennent, l’étage concerné parmi les 12 de l’immeuble. Après l’arrivée bruyante de l’ascenseur à mi palier, un bruit de pas résonne sur l’escalier carrelé : claquement sec de talons chaloupés ou précipités, bruit sourd de pas lourds ou galops d’enfant, suivis la plupart du temps du bruit de la clé dans la serrure, avec parfois un choc sonore sur le sol quand la clé glisse des mains et tombe ou le tintement des clés en trousseau reliées les unes aux autres quand il s’agit de trouver la bonne, celle qui ouvrira la porte. Mais chez qui? chez nous ?  chez la voisine d’en face ? les voisins du dessus ou du dessous ? porte droite ou porte gauche ? Parfois, pas de clé, juste le bruit des pas qui s’arrêtent devant une porte, court silence suspendu suivi d’un coup de sonnette classique : ding dong. Seule une attention précise permet de déterminer la provenance du tintement indiquant de quelle porte il s’agit.

J’habite les colonnes d’eau qui traversent de haut en bas les 12 étages de l’immeuble. Car l’eau tombe c’est bien connu : ruissellement des eaux usées, cascade de chasse d’eau dans les tuyaux. Qui se lave ? Qui fait la vaisselle ? Qui sort des toilettes ? Ici, pas de secret. Il y a aussi le glouglou de l’eau du chauffage par le sol qui court, gazouille et clapote sous le Tapiflex bleu. Ronronnement rassurant qui tient le monde au chaud. Cet immeuble est un enveloppe protectrice, puissante et grondante, à la tuyauterie complexe, où l’eau circule, chante et s’épanche. 

J’habite une communauté vivante et sonore. Cris du bébé qui ne veut pas dormir la nuit. Une voix s’énerve à l’étage du dessus ou du dessous ? Et si c’était à côté ? Une radio lointaine s’invite soudain. Un téléviseur bourdonne. Une porte claque. Un objet tombé ou lancé rebondit ou se fracasse. Tout s’entend et se sait car les bruits qui racontent sont partout. Il circulent librement au travers des sols, plafonds, tuyaux, portes ouvertes, entrebâillées ou fermées, vitres de l’appartement. Une fenêtre s’ouvre, une femme appelle quelqu’un quelque part. Au dehors, voix d’enfants qui rient, pleurent et s’apostrophent. Au pied de l’immeuble bruissement des grands peupliers. Moteur d’avion en provenance d’Orly. Criaillement des mouettes qui venant de l’océan glissent sur la Seine ou sifflement des martinets qui rasent le sol juste avant que l’orage n’éclate. Bruit du vent qui gémit ou se fracasse contre la barre en béton, faisant vibrer la baie vitrée du salon. Pluie ou grêle qui martèlent les carreaux côté ouest.

J’habite un immeuble, grand corps vivant, bruyant, qui n’arrête jamais son bourdonnement réconfortant et moi, comme une enfant qui grandit dans le ventre de sa mère, je l’écoute de l’intérieur, à l’abri.

revisite #09 I A nul moment je n’ai décrit votre visage

Elle a dit : fermez les yeux, laissez tomber les épaules, respirez amplement. Posez vos paumes ouvertes sur votre front, tempes, arcades sourcilières, yeux, paupières, creux des orbites, creux au dessus des lèvres, bouche, mâchoires, menton, cou, remontez par les oreilles, caressez le crâne… J’ai senti le frais, la douceur sous mes paumes, j’ai palpé avec recueillement les reliefs du vivant puis j’ai laissé mes mains creuser la boule de terre posée devant moi et c’est toi qui es venu, avec ta tendresse, ta lassitude et tes sourcils broussailleux.

rides du lion
plissé solaire
sillon nasogénien
pattes d’oie
pli d’amertume
c’est bavard un visage, même tu.

mobilité extrême de ce visage à mettre en parallèle avec l’incapacité de le fixer, en témoigne les photos, toutes ratées.

désir de glisser le doigt dans la profondeur du pli qui part du nez, va jusqu’au coin des lèvres.

la bouche immense, dévorante, est devenue plus petite au fil des ans jusqu’à presque disparaître.

ce matin, ton visage ? fenêtre aux volets clos.

quand je te regarde de près, où est-ce que je te regarde ? entre les deux yeux ou l’œil droit ? l’œil gauche ? je fixe ou je balaye ? Rien n’est clair. Pourtant c’est bien toi, je te reconnais.

quand je te regarde c’est la multiplication des yeux.
quand je te regarde je ne sais plus où je suis.

même dans le noir je connais la couleur de tes yeux.

tu préfères une bouche qui mord ou une bouche qui dort ?
des yeux de brume ou des yeux d’acier ?
un front haut ou un front buté ?
des mâchoires fuyantes ou carrées ?
une moue boudeuse ou rieuse ?

chez certains les murs sont tapissés de miroirs, chez toi, rien. Comme si tu craignais de te croiser et pire de te reconnaître.

à la cuisson, ton visage a explosé, s’est réduit en poussière dans le four à terre. Je refuse de te sculpter à nouveau, tu deviendrais un autre.

# revisite I Novarina, l’autobiographie aux noms propres

Tape 1 Villeneuvoise
Maison Alfort, Alfortville, Mongeron Crosnes, Villeneuve Triage, Villeneuve Saint Georges. Là, même loin, s’inscrire dans la lignée maternelle des ancêtres Altiligériens : Jean, Auguste, Victorin, visages carrés, poils roux, yeux clairs tombants. Naître sous les avions d’Orly où les fleurs ne poussent que sur les dessus de lit.

Tape 2 Ponote
Saint-Michel d’aiguilhe, musée Crozatier, grimper dans la couronne de Notre Dame de France, s’y sentir minuscule. Traverser le Dolaizon et ses algues pour rejoindre la Roche-Arnaud avec Robert, Marius et Gironde et le pépé du Puy, qui est mort dans son lit trop haut. Tata Odile, frivole, se met du vernis à ongles acheté boulevard Saint-Louis, Saint Louis d’accord, mais qu’est-ce que ça change ? Arrivée de la 404 break à la ribambelle familière : Gaston, Mélina, Michel, Chantal, Annie, Cécile, Philippe qui n’en finissent pas de sortir de la caméra super 8.

Tape 3 Vaunacoise
Mont Gerbier des Joncs, Meygal, suc d’Eyme. Peigner les myrtilles aux Aïgues. Dénicher la source de la Loire, à Saint-Martial ou Sainte Eulalie ? La suivre jusqu’à la digue de Souchiol, en kayak rejoindre Coubon, Rosières, Retournac. Les truites poussent sous les pierres du Ramel. Dans le Merdant, éviter les moustaches des mi poissons, mi chats. À Vaunac, Monsieur Charbonnier fils pour dire « ça va », dit « ça fait». Chez les Gibert, le cochon s’est échappé.

Tape 4 Evryenne
Se souvenir de la Résidence du Parc du Château, de la rue De Gabrieli où officie la doctoresse au chignon serré et ses sirops. Se confesser à Saint-Pierre Saint-Paul. Tracer de l’école Levasseur à celle du Maréchal Leclerc. La directrice Madame Moulin bat des mains, madame Baverelle et son nom vieux et doux comme elle, madame Courillon et son couillon de fils, mademoiselle Caminade, surnommée par les fillettes aux fronts butés : cannibale, cabinet, celle-là, foutrement méchante.

Tape 5 Savignienne
Passage des acacias, rue des Saules, une nouvelle ville paysagée où s’enraciner ? Plessis le Roi ou la Forêt ? Planter un cerisier Burlat, un bigarreau Napoléon, un Mirabellier, un Reine Claude, le noisetier de la cousine Irène, le rosier de la tata Mélina, les lauriers de Milou, le chèvrefeuille de Thérèse et Etienne, les ancolies de Janine. Faire pousser des enfants filles aux cheveux fins et blonds.

Quand les souvenirs à petite tapes font parfois des bleus, les noms propres eux résistent à tout détournement. Drapés derrière leurs majuscules ils ne bougent pas d’un iota et pourtant, franchement, leur potentiel de transformation est réel, mais non.


#revisite #6 I trajet, verbes, du continu et du discontinu

Pas, pas, pas, portillon en bois, refermé sur la maison aux volets clos. Rangées de saules immenses bordant le canal. Derrière les feuilles vertes effilées qui se balancent, l’immeuble de Raphaëlle qui barre le ciel d’un large trait rouge dans le jour naissant. Chant omniprésent des grenouilles qui s’aiment. 

Chemin gris bétonné, rectiligne, traversée d’une colonie de gendarmes rouge et noir. A part eux, personne, ni sur l’allée, ni sur l’herbe, ni près de l’eau ni loin. Les feuilles des saules s’agitent. 

Pont gris bétonné, construction carrée. Franchissement d’une eau sombre qui frissonne, peupliers argentés bordant les rives du canal qui s’élargit en étang. A son bord, montagne de briques à escalader, attention à ne pas glisser. Ville paysage, dormante.

Course le long de la haie de lauriers qui borde les jardins. Pieds mouillés dans l’herbe haute. Sauter pour regarder par dessus les buissons verts. Là, un cerisier bigarreau napoléon aux branches lourdes, chargées, généreuses. Escalader le grillage pour attraper une poignée de fruits presque mûrs. 

Accélération du pas, descente le long du petit bois. Plongée dans l’obscurité. Inquiétude du regard qui cherche la lumière entre les troncs noirs. Les lueurs frileuses des réverbères dessinant des ombres inquiétantes sur le chemin.

Trouée entre les branchages. Rose le ciel au-dessus du terrain de basket, face à l’école du Réveil matin. Rassurant halo clair.  Attendre le bruit de la lourde clé qui grince dans la serrure du grand portail métallique vert pour ouvrir la journée.

#revisite #5 I Le « tu » de Charles Juliet

Tu es le dernier d’une fratrie de six enfants. Tu es petit et tes parents sont vieux. Tes sœurs t’emmènent régulièrement au cinéma car tu es capable de mémoriser les chansons des films. Pour que tu puisses profiter de la séance, elles replient leurs manteaux, les empilent les uns sur les autres sur l’assise de ton fauteuil. Comme tu as quatre sœurs cela monte très haut. A la fin du film, de retour à la maison, elles te font répéter les mélodies entendues et leurs paroles. Tu es leur jukebox vivant.

Dans la classe unique du village, tu as beau être le plus petit, tu es celui que l’instituteur interroge chaque fois que l’inspecteur de l’éducation nationale vient en visite. Tu es capable de réciter tout ce qu’on te demande. Tu impressionnes l’inspecteur et l’aura de ton maître et de la classe s’en trouve renforcée.

Tu as failli mourir tellement de fois depuis ta naissance, de maladies graves ou d’accidents. Tu es ce qu’on appelle en patois velave un « chani », c’est-à-dire quelqu’un de particulièrement menu mais coriace.

Tu es le seul de ton village à accéder au collège. Tu préfèrerais rester chez toi, faire les foins avec ton frangin, couper du bois avec ton père pour réchauffer la maisonnée en hiver ou faire du rodéo sur le gros bélier de la ferme avec les copains, mais tu dois partir. Tout le monde te dit que c’est une chance. Tu deviens pensionnaire chez les frères à Ysssingeaux et tu deviens athée. Tu penses mourir d’ennui et de chagrin malgré la littérature, la poésie que tu découvres. Les murs sont trop épais, les arbres rares et les fenêtres étroites. Les autres garçons t’aiment beaucoup. Toi, pas trop. Tu te sens étranger parmi eux.

Ils sont trois enfants à être nés avant la guerre : deux filles et un garçon et trois après : deux autres filles et toi. Tu es le petit dernier, celui qu’on n’attendait plus, le plus chétif de tous. Ta mère te donne chaque matin une cuillerée à soupe d’huile de foie de morue.

Au village, avec ton copain Jean Tranchard vous pêchez les truites à la main dans la Sumène et vous les vendez à la Grande Auberge sur la route de Firminy.

Ta spécialité en cuisine, c’est le repas à base de châtaignes. Ainsi, tu sais préparer la soupe de châtaignes, faire griller des châtaignes sur un barbecue improvisé ou réaliser des gâteaux aux châtaignes.
Sinon tu maîtrises parfaitement l’omelette à la ciboulette et les fricassées de champignons que tu cueilles dans les prés et les bois : girolles, trompettes de la mort, lactaires, rosés des prés, mousserons, bolets… Tu connais tous les bons coins.

Avec ton ami Raymond, tu rêves de gagner l’Eurovision. Tu écris des chansons et Raymond, qui n’est pas encore mort à cause d’une anesthésie générale suite à l’extraction de ses dents de sagesse, compose la musique. Tu as une voix de ténor magnifique.

A Paris, tu te fais renverser par une voiture sur un passage piéton, boulevard Diderot. Ton ménisque est réduit en bouillie. Tu regrettes de ne pas avoir pu réaliser ton rêve : courir le marathon de Paris.

Tu as toujours eu peur de la folie, de la tienne surtout. Peur de ne pas être comme les autres. 

Tu aimes les haïkus. Tu excelles dans l’écriture de ces courts poèmes japonais. Le problème c’est que très vite, pour toi, tout devient prétexte à Haïkus. Tu te réveilles en Haïkus, tu respires en Haïkus, tu aimes en Haïkus, tu penses en Haïkus et la nuit tu rêves en Haïkus.

Ton plus grand bonheur, c’est creuser la terre, travailler le bois ou fabriquer des cabanes.

Il y a des périodes de ta vie dont tu ne parles jamais. Toi qui es si bavard, cela devient suspect.

Tu as rencontré Jeanne chez ton frère. Elle aidait ta belle-sœur après la naissance d’un nouvel enfant. Tu ne dis rien de cette rencontre si ce n’est la beauté de la chevelure de Jeanne, impressionnante.

#revisite #3 I un lieu, des temps, Duras, « L’été 80 »


Il ne fait jamais noir ici, enfin presque jamais. A toute heure de la nuit, une faible lueur passe au travers des fentes des volets. Elle est si ténue, si fragile qu’elle effleure à peine les corps odorants et chauds, blottis sous la couette l’un contre l’autre, qui dorment et respirent. C’est la lumière de la lune. Elle s’élève dans le ciel, derrière le pin parasol à l’angle de l’immeuble et passe au-dessus du quartier des moulins. Elle se mêle aux lueurs de la ville qui se faufilent de toits en toits pour arriver jusqu’ici, au bout de l’impasse. A l’intérieur les couleurs des murs ont disparu, plus de jaune, plus d’orange ni de rose. Quatre tableaux sans éclats dessinent des carrés sombres de-ci delà et les feuilles peintes avec amour sur l’armoire s’effacent dans l’obscurité. Les réveils de chaque côté du lit, égrènent les minutes de la nuit, tous deux en chiffres rouges, avec toutefois une minute et trente secondes d’écart qui les sépare l’un de l’autre. Au lointain, la télé de la vieille dame de la maison de derrière ronronne. Ici la nuit n’est jamais silencieuse. Parfois le coucou de l’entrée chante et au-delà des murs, le bourdon régulier des voitures, des camions, des motos ralentit progressivement jusqu’à presque disparaître, pour reprendre peu à peu et s’amplifier au matin. 

La pièce est encore dans la pénombre derrière les volets bleus fermés, la lumière perce à peine. Le bruit métallique de la cafetière italienne que l’on ouvre, du filtre que l’on sort et que l’on tapote au-dessus de la poubelle pour faire tomber le café d’hier et le remplir de café frais arrive dans la pièce et parle du jour qui vient. Le coucou, derrière le mur, bat son tic-tac régulier, sonne les demi-heures et les heures. Derrière la vitre, pas un oiseau ne pépie en cette saison où tout dort. La lumière est blanche. L’ombre des plantes dessine sur la fenêtre un rideau vert ajouré et immobile, derrière lequel une silhouette à l’horizontale attend paisiblement que la vie recommence. C’est la radio réglée sur la BBC World service qui rompt le silence, fait irruption dans la pièce, redresse la silhouette. Une belle voix grave rebondit sur les murs : « Hello I’m Jerry Smith » et ce sont tous les malheurs du monde qui entrent avec elle dans la chambre : la guerre en Ukraine, le mandat d’arrêt international contre Vladimir Poutine, le 49.3 vu de l’autre côté de la mer, les réfugiés Birman près de la frontière thaïlandaise et c’est sans fin.

Derrière les volets bleus ouverts, le ciel gris de la fin de l’hiver s’accompagne d’un vent quasi permanent qui s’essouffle rarement, secoue le pin parasol, fait danser les rayures des rideaux bleu, violet, indigo, jaune, oranger, rouge. Sur l’appui de la fenêtre une jardinière de violettes cornues bleues, blanches et jaunes comme de minuscules pensées, mais en miniatures, reste impassible. C’est à peine si les pétales des fleurs ouvertes frémissent. Dans la maison d’à côté, les voix matinales des voisins font le tour du jardin, elles comptent les narcisses, caressent les boutons du jeune pêcher où se devine le rose de la fleur. Un oiseau isolé s’essaie à ses gammes dans un chant régulier et répétitif. Un chat noir aux poils longs passe d’un pas de sénateur devant la fenêtre. Le vent se calme peu à peu. C’est à peine si le mobile en bambou s’agite dans le cerisier, faisant claquer en douceur ses rythmes imprévisibles. L’odeur du café frais envahit la maison. Plus rien ne bouge.

Le vent s’est levé à nouveau. Il se débat pour passer au fond de l’impasse. En vain, voie sans issue. Il rabat les gouttes d’eau salée sur les carreaux de la fenêtre, tout devient flou. Ça s’agite au dehors : arbres aux branches nues, pin parasol qui plie et se tord, silhouettes pressées qui gagnent un abri. Dans le ciel des nuages hauts et sombres galopent d’ouest en est. Le seul à garder son rythme régulier c’est le coucou de l’entrée qui annonce le temps des jours et des nuits sans discontinuer, du moment qu’une main pense à tirer sur les chaînes métalliques ornées de poids en forme de pommes de pin, pour le remonter. Plus de chant d’oiseau au dehors mais le claquement de la pluie qui s’abat et rebondit sur le béton de la terrasse. Le marque-page du livre posé sur le chevet a changé de place, le verre d’eau est à moitié vide. Un corbeau enroué croasse. Dans les draps défaits la tiédeur des corps en allés persiste. De la cuisine, même si personne n’est plus ici pour l’entendre, parvient le bruit des tasses qui s’entrechoquent et que l’on glisse dans le lave-vaisselle. La porte d’entrée claque. Dans la chambre désertée les tableaux accrochés aux murs ont repris leurs couleurs et chacun à sa place dessine son paysage familier. Les carrés de miroir disposés au-dessus du lit scintillent et renvoient la lumière du dehors, malgré le gris.

#revisite #02 I passage Artaud obligé

ça ne respire plus à l’intérieur thorax pétrifié diaphragme à l’arrêt la main droite s’échappe se tord le long de la jambe se recroqueville semoule dans le cerveau rien ne s’écoule où me suis-je rétrécie retirée disparue implosion massive l’abdomen s’effrite rien ne tient seul le contour du corps persiste comme si j’existais encore

#revisite #01 I Pérec, notes concernant ma table de travail

Plateau large en bois clair, arrondi en creux en son centre. C’est dans ce creux là que j’écris, comme dans un nid, face à un écran d’ordinateur et un clavier que je peux repousser jusqu’au mur pour faire de la place et disposer d’un espace vide devant moi où étaler livres, feuilles et cahiers.

Sur le plateau : petite pierre volcanique noire rapportée d’un voyage dans le grand nord / pile de 3 cahiers et 2 carnets, chacun a sa fonction, à lignes, quadrillés ou feuilles blanches (peu importe, il y a longtemps que je n’écris plus sur les lignes) / pot en argile blanche, fait main (avec traces de doigts), contenant dés, taille-crayon, minuscules épingles à linge et une amande rapportée de Delphes, encore blottie dans sa gangue de velours pâle / boîte de punaises en plastique transparent / fond de boîte rectangulaire en métal argenté avec agrafeuses, agrafes, blanco (surement séché car jamais utilisé, je préfère les ratures) /casier en bois avec plusieurs compartiments échelonnés du plus petit au plus grand contenant fouillis de trousses, règles, feutres, marqueurs, lunettes de soleil, élastiques / deux pots à crayons en verre (bocal à confiture), en métal (cache pot) avec feutres, stylos, ciseaux.

De chaque côté du plateau, des barres métalliques supportent deux étagères.
Sur l’étagère du bas (à portée de mains) : dictionnaires / photos / petite pomme de pin ramenée de Haute-Loire, autrement dit : «babet»,  mot patois de chez nous, ce que j’ignorais puisque ce mot faisait partie de mon vocabulaire,  jusqu’à ce qu’un jour une prof de lettres en 6ème me demande de parler français / poignée de marrons (j’aime les marrons au sortir de leurs bogues ; rien n’est plus beau, plus brillant, plus lisse qu’un marron neuf  et rien ne me parle mieux de l’enfance que les marrons mis à part les «babets», même si, et c’est dommage, les marrons se racornissent en séchant tandis que les «babets» s’ouvrent) / série de 10 poupées chinoises (2,5 cm), en plâtre, peintes à la main, provenant du marché de Xian en Chine / Post-it bleus, roses et blancs / lampe de bureau articulée en métal blanc.
Sur l’étagère du haut : pile de DVD de captations de spectacles réalisées entre 2002 et 2012 avant l’utilisation de serveurs en ligne / 2ème série de poupées chinoises, 8 en bois, plus grandes (3,5 cm), vêtues de costumes et coiffes traditionnelles de différentes régions de Chine / deux girafes en laine bouillie filiformes et articulées /un chien et un âne aux couleurs flamboyantes en tissu brodé / une chouette en porcelaine que je conserve précieusement ; au sortir de l’adolescence,  par une minuscule ouverture située sous sa base, nous avons glissé à l’intérieur deux lettres d’amour écrites l’un pour l’autre et nous nous sommes promis de ne jamais chercher à les lire (ce qui est de toutes façons impossible à moins de briser la chouette), tant que nous nous aimons.

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

7 commentaires à propos de “#revisite #11 I Sarraute, décortiquer l’oralité quotidienne”

  1. Françoise, tes textes sont riches et la lecture en est stimulante et enrichissante et du coup il y a une chose que je regrette, c’est qu’ils n’aient pas de titre. Il me semble qu’un titre, non seulement les distinguerait, mais que donner un titre — surtout dans ce cadre où tu les rassembles et c’est une très bonne idée —, c’est aussi donner une intention à son texte, et donc une force — ils n’ont pas besoin de plus de force, ils ont, je crois, seulement besoin que tu indiques que, si vous cherchez la force, elle est là

  2. Magnifique ce visage de terre qui vient sous les mains et termine en poussière.

  3. Ce concert de l’immeuble, et l’enfant aux aguets… Comme si tout bruit, de n’être qu’entendu, était source potentielle d’inquiétude, chacun demandant d’être identifié (j’ai un faible pour le vide-ordures)