#techniques #07 | Palomar

Au restaurant d’entreprise.

JMG suit la file d’attente, se ravise, retourne en queue, laissant en place son plateau vide ; au passage, sans occasionner de gène d’aucune sorte, il s’arrête devant les étagères et observe la disposition des plats proposés ; il ne s’interroge pas encore sur ses choix du jour, comme s’il voulait prendre connaissance de toutes les données avant de résoudre un problème complexe ; devant l’abondance, il pense à quelques critères fiables pour faire une bonne sélection.

Il y a sa tendance à l’hyperacidité gastrique, facteur d’élimination des entrées type pamplemousse ou poireaux vinaigrette, ses ballonnements intestinaux lui font rejeter les féculents telles ces lentilles en salade qui occupent un bonne partie du linéaire, comme si l’intendant souhaitait orienter les consommateurs vers ce plat (promotion du fournisseur ?), JMG souhaite aussi perdre quelques kilos, il évitera les charcuteries, belles tranches de pâté, terrines, rillettes ou saucisson, les desserts riches en sucre, ainsi que les frites dorées, tentantes, qui occasionnent somnolences post prandiales (il a une réunion importante à 15h).

Considérant l’ensemble des présentoirs, il voit un tableau à double entrée construit dans la réalité, avec ses rayonnages d’acier inox, que le personnel des cuisines recharge en victuailles au fur et à mesure des enlèvements, un tableau comme il en fabrique souvent pour produire des décisions optimales ; en ordonnées les catégories classiques : entrées, plats, fromages, desserts ; en abscisses, les propositions dans chaque catégorie ; aux intersections, après élimination des indésirables (voir ci-dessus), il imagine de mettre une note de 1 à 5 tenant compte de son goût personnel, sort de sa poche un petit carnet qui, jusque là avait une fonction de support pour écrits futurs, pense-bête ou confident discret.

Avant de prendre quelques notes, il décide de se faire une idée des choix dominants de ses collègues, d’essayer de les comprendre, avant de reprendre place dans la file, de déjeuner enfin à tête reposée, certain d’avoir créé pour son propre usage, une rationalité parfaite ; il regarde les plateaux de ses collègues dont les choix le désorientent, tant ils semblent, du fait de leur rapidité, guidés par des impulsions plutôt que par un raisonnement ; il en conclut que la pression exercée par l’entreprise, les objectifs à atteindre, le peu de résistance possible pousse chacun à faire du repas un temps de quasi travail, une contrainte physiologique ennuyeuse dont aucun plaisir ne résulte, sinon une satiété à obtenir le plus vite possible.

JMG reprend sa place dans la file, il n’a rien noté dans son carnet, mais lu dans celui-ci que sa réunion de 15h, est d’une importance capitale, qu’il lui faut donc se hâter ; il se contente d’un steak-frites aux prévisibles conséquences désastreuses, oubliant qu’il a déjà fait ce choix deux fois cette semaine.

Buses, busards, milans, faucons.

JMG possède une paire de jumelles, il observe les oiseaux, il aimerait dialoguer avec les rapaces, il les suit à l’œil nu, fasciné par leur grande envergure, depuis longtemps il a appris à les distinguer ; il sait reconnaître leur allure, leur plumage, leurs modes de chasse ; la buse variable, si abondante depuis qu’elle ne finit plus clouée à la porte des granges, dont la robe (plumage) arbore toutes nuances, du beige clair, moucheté, au brun foncé uni, semblant dormir sur une branche ou un poteau, elle chasse immobile, se confond avec son support, ou tourne en spirales ascendantes vers des hauteurs vertigineuses (jusqu’à disparaître), portée par un « thermique », spécialiste de la plongée, elle rappelle à JMG son expérience de scenic railway commise à la Foire du Trône, son estomac malmené par les gouffres ouverts devant lui ; repérée par les corbeaux-freux, elle est parfois mise en déroute par leurs assauts criards, JMG s’interroge, la buse est-elle poltronne ? Son parent, le busard cendré, ou son cousin le Saint Martin (mâle), chasse en vol à quelques mètres du sol, rasant les haies, sa robe blanche pourrait le faire confondre avec une mouette, n’était son envergure, ses ailes  aux extrémités noires à la chorégraphie erratique, c’est un chasseur furtif, à la surprise, non détecté par les radars des campagnols, capable de volte-face, comme un nageur en piscine qui fait son demi-tour en plongeant avant d’atteindre le bord ; s’il n’apparaît pas pendant plus de huit jours, JMG commence à s’inquiéter, tant les machines agricoles menacent son couple, c’est son rapace favori. Les milans surgissent de nulle part dès qu’un paysan fauche une prairie ou moissonne un champ, rôdant en spirales, ils capturent en vol les grosses sauterelles vertes ayant échappé au massacre mécanisé, dévorent l’abdomen juteux, relâchent le coriace thorax vers lequel un compère affamé plonge parfois, jeu pouvant durer… le milan, opportuniste, ne plaît pas beaucoup à JMG, plus intéressé par les nombreux faucons crécerelles, ces flèches tueuses, chassant postés, sur un poteau, un câble moyenne tension ou en vol stationnaire, dit « St Esprit » ; quand JMG labourait ses champs, il donnait trois secondes au mulot, dérangé par un soc, pour disparaître dans quelque trou de la terre, avant que le bec ou les serres du faucon ne fondent sur son échine ; emporté par sa fulgurance, il arrivait que l’oiseau roule en boulet au fond du sillon, manquant sa proie, s’ébroue un moment avant de regagner son affût.

JMG a tant de questions à poser sur les lois naturelles, qui veulent que les uns se repaissent des autres, que les hommes ont détournées à leur profit en devenant agriculteurs éleveurs, de sa fenêtre, il observe les vaches blanches, placides pourvoyeuses en viandes succulentes, ignorantes de leur destin.

La mort

JMG sait qu’elle s’approche, que le temps lui est compté pour imaginer un monde sans lui, un monde où il ne serait plus le premier levé dans la maison, descendant l’escalier avec précaution, préparant le petit déjeuner en évitant que tasses et soucoupes ne se heurtent, disposant une table accueillante, il prend alors conscience qu’il voit sa mort à travers les autres, son entourage, voire sa chienne qui le cherchera en vain dans le salon ou la salle de bains ; qu’en est-il de lui, vu par lui,  du reste du monde, comment cette « affaire » surviendra-t-elle, où, le quand demeurant si vague… les premiers signaux du prochain infarctus pousseront JMG vers la porte, ah, sortir, sortir en rampant s’il le faut pour aller vivre sa mort au grand jour, couché dans le pré, les yeux fixés sur les buses qui tournoient dans l’ascendante, visité – quelle chance unique – par un St Martin en maraude, il sera temps d’invoquer ses dieux, son panthéon personnel, Coltrane, Jean-Sébastien, Samson jouant Chopin, Scott Ross farfouillant dans les Barricades Mystérieuses, tout sera dit, entendu, vu, les yeux devenus inutiles.

Du ciel où il aura rejoint ses rapaces, distançant les corbeaux, JMG observera la lente dégradation du monde, emportant sous son « aile » une minuscule poignée de souvenirs et une faim que les campagnols pullulant à terre ne peuvent satisfaire.

4 commentaires à propos de “#techniques #07 | Palomar”

    • Il paraît qu’on en voit (lit, écoute, entend…) « de partout », mais, à qui la faute ?
      Il y a aussi Le Clézio, Jean-Marie Gustave.
      Nous pourrions proposer à François de créer un courant, c’est à la mode.