#été2023 #00 | À partir de là

J’ai peur de vous perdre. Commençons sobrement : c’est un livre lu au camping. Au soleil.

Camping municipal de B… — presque au milieu de l’île —, les cyprès hauts filtrent le vent, le jour poursuit son assaut des emplacements, radieux ; libres ; pour une tente igloo et deux vélos, c’est un pré qui s’étend, s’offre, sans ombre, une marque, sans un brin d’herbe ni jauni ni aplati : entier. S’offre à la vue, mieux encore qu’à l’installation — ou comme si c’était dans la vue qu’on campe. Au milieu du camping ce champ de foire — espèce réduite de — n’est pas autrement fréquenté qu’une plage de l’Atlantique : avec, non énormément ou une immensité, mais au moins l’étendue — une détente ici —, un luxe ou supplément d’espace entre tout : de transparence ; d’air : une respiration. La respiration dessine tout — ce qui nous entoure — le terrain de camping en ses enclos à l’extrémité ouest du bourg — après le cimetière. Elle détache, elle articule bien. Une bonne respiration prise entre chaque chose, entre les gens ; un bol d’air chacun — bien distribué. Ce n’est pas tellement les gens, d’ailleurs, autour, que des absents qui se retrouveraient là, qui comme nous s’absentent là de leurs vies à l’année. Venus s’abstraire, se soustraire. Nous sommes de ces absentés là. Vacances. Absences. Nous sommes une communauté. Justement parce que nous ne nous connaissons pas. Personne. Parce que nous sommes rares — rares encore en cet avant-début de saison.

Non, ce n’est pas d’hôtellerie de plein air que je viens vous entretenir. Ce n’était pas seulement ça. Mais d’un livre. Je suis confus — comme vous verrez. Mettons que ce qui vient d’être dit d’un camping, cela vaut pour le livre. Supposons la lecture comme bivouac.

Était-ce pour le relire, si j’ai pris ce livre avec moi ? Ou parce qu’on ne s’éloigne pas dans l’espace et dans le temps de chez soi sans emporter ses papiers. Un livre est un portefeuille. Je l’ai pris pour mon guide de voyage ? Le continent ne fût-il qu’à quinze kilomètres, qui sait où vous emporte une île ? L’identité ça ne se temporise, ça ne s’espace pas tout seul. Il y faut un entremetteur. Ce n’est pas relire, c’est lire une autre fois.

Les emplacements, nous ne les occupons pas — nous nous occupons à peine. Nous ne sommes que des jalons dans ce qui s’offre, qui s’ouvre, se prête. Nous sommes peu attachés à nos campements. Nous naviguons. Nous gravitons. Nous les laissons là. Partons pour la journée. Un jour nous n’y sommes plus. Les jours sont comme ça — à passer.

Ainsi des caractères du livre, rares et ordinaires, ou simples, ou hospitaliers, personnages en creux, en nids — et le livre lui-même, ouvert ici en plein milieu : toute une vie quotidienne de saints dans l’auréole desquels nous pourrions nicher — je m’en expliquerai.

Ils laissent à la lecture toute la place qu’on veut : cela s’appelle aise. C’est comme ces ruisseaux qu’ils ont partout. Il y a toujours de la place à côté d’eux. Une place. Ces personnages-là — le narrateur y compris, celui qui en même temps que nous le lisons écrit le livre — sont à colorier. Lui est presque une case vide : il n’a pas de nom. Il n’a pas de nom à lui. Il répond à tous. On connaît mieux sa cabane que lui — il aime les inventaires. Ce qui lui arrive — mais c’est encore préférable si cela nous arrive à nous, ses lecteurs — lui donne son nom. Un rien ; le moindre mouvement ; le plus petit changement ; une émotion. Un déplacement insignifiant ; imperceptible ; un soubresaut ; un trouble. Lui est un nom.

Le narrateur — Le scripteur. Le scribe. Le secrétaire. Celui dont le métier est d’écrire pour autrui. — Fonction.

Personnages, c’est presque un mot trop grand. Ils ont l’élégance des figurants. De ceux qui se taisent. De ceux qui dans ce qu’ils disent se prononcent à peine. Ils ne veulent rien trop dire — ni trop rien dire. Sans secret cependant. Le livre, ils ne font qu’y passer — et cependant le font vivre. Ils ont la délicatesse des jours — sont des prénoms surtout. Ils s’interpellent par leurs prénoms. Comme à l’école élémentaire.

Toute latitude est laissée d’ouvrir ou fermer le livre — la concision voire la condensation quasi épigrammatique des chapitres y consent. Chapitres ? Souvent ils ne sont guère plus que des notules ; ils ne dépassent pas la page. Faire mieux : l’y laisser ouvert.

Et comme le jour monte, ainsi la lecture.

Je lis en marchant. Je suis les allées du camping. Comme je suis sage. Je marche dans le livre. À fond.

C’est le meilleur moment du livre. Entendons-nous : pas le chapitre — je ne sais plus où j’en suis alors. Du livre. J’aurais pu dire : le meilleur endroit. C’est le meilleur moment de lecture. Lui que je retiens. C’est celui que j’emporte : dans la vie.

Flottant d’un pied sur l’autre. Revenant sur mes pas. Suspendu à la page qui se tourne.

De l’étendue, vous ai-je dit ; détente tout autour ; recul environnant tout et chacun — mais n’est-ce pas une tension au contraire, lumineuse comme il en est une artérielle — n’est-ce pas une dynamique, ce que je ressens ? Le matin est une promesse. Ce dynamisme, c’est la convergence de la matinée de soleil et de la lecture : deux promesses d’un coup — je n’ai encore rien dit de celle, perpétuellement tenue, du dehors.

Soudain le livre est lâché — déposé — alors l’on s’étire en ouvrant les bras au ciel : dans le bleu. Le rayonnement.

— Plus d’une fois il arrive qu’il pende au bout du bras. Il bée.

Je ne me souviens pas où j’en suis dans ma lecture. Ce qu’alors je sens, c’est qu’un plateau est en voie d’être atteint. C’est dans l’air : la lumière. L’endroit, je ne sais plus. C’est un ensemble. Vue d’ensemble. L’endroit, le moment font émerger un sommet dans le livre ; le mettent en relief. Pop-up. Plateau haut. Une culmination. Un point culminant et rayonnant. Tout ce que je sais, que je retiens, c’est qu’une plénitude de lecture est rejointe. Dorénavant la lecture du livre coulera de cette source. C’est la lumière matinale, de grande matinée qui baignera toutes les pages à suivre — et les précédentes rétrospectivement ou par réfraction. Les pages sont des rayons. Rayons et pages sont de même nature. C’est à la page tournée qu’un livre produit ses lumières.

À partir de ce moment le livre a trouvé sa matière en moi. Une osmose s’est produite. Le dehors également, éminemment, en est l’agent. La matière, c’est l’élément. Ce livre me devient élémentaire.

Les pages s’en tournent comme le spectre visible se divise. C’est une autre singularité de ce livre.

Il est mon élément. Il est de la matière du livre ouvert. — Mais qu’est-ce ?

D’ailleurs, je suis à peine à ma lecture. Je ne suis presque plus dans la lecture. Suis au bord. Je ne m’y accroche presque plus. M’en suis détaché — tout se détache si nettement, je l’ai dit : dans cet air. J’ai suspendu le livre aux cyprès, aux haies.

C’est l’invention d’une matière commune : d’une transparence du livre à moi, et de moi au livre. Compréhension mutuelle.

J’ai ouvert le livre et c’est lui qui me lit. Ce livre me regarde. Il lit dans mes pensées. Il regarde ce qui se passe en moi ; absorbe ce qui se passe autour. Je dis ce qui se passe, j’exagère. Contentons-nous de ce qu’il y a. Ici ce qu’il y a est tout ce qui se passe. Les emplacements. Le rayonnement. L’éclat des pages. Ce qu’il y a arrive.

Le bloc des sanitaires.

— J’exagère… Vous êtes conscient sinon consciente de ce que le moment est entièrement recréé — pour vous. — Quant au livre, sans doute l’ai-je rêvé plus encore que lu — depuis le temps…

Comme si aux pages du livre — ou aux chapitres, c’est quasi la même chose — répondaient éclatants les emplacements disponibles du camping entre leurs haies à hauteur d’homme ; répondaient les campements qui se trouvent, rassemblés ou coïncidant là ; stations ; correspondait y compris le bloc des sanitaires dans sa polyvalence ; dans sa trivialité ; ses usages ; ses rencontres ; les échanges qu’il abrite ; les cycles de sa fréquentation ; ses petites bêtes ; ses politesses ; ses eaux ; dans son insularité ; le prosaïsme de ses cérémoniaux. Car c’est l’histoire d’un lieu-dit. C’est un lieu dit. Le narrateur en est le chroniqueur. Il vit dans le livre qu’il écrit. Qui semble s’écrire en même temps qu’il vit : tout seul. Qui s’écrit sans dire, lui. Féerie : c’est un pays où vivre suffit à faire un livre. C’est la même matière. C’est élémentaire. Cet endroit, est-ce un village ? Un hameau, un écart, une ferme ? En même temps qu’une pension, une clinique ? Un établissement de convalescence, de cure, de désintoxication, de jour, de vacances ? Une résidence d’artistes, et une maison de retraite ? Une communauté ou un phalanstère ? Des soupçons de tout cela, qui se trouve dans un pays de fantaisie, de métamorphoses — c’est aussi un pays au sens production locale du terme. Un pays d’enfance et un pays d’après : après l’histoire, après les événements et les catastrophes du monde, les hécatombes : en retrait ou à l’abri du monde. Le vaste monde ne s’y trouve qu’à une bonne marche de distance, au-delà d’aqueducs et de lignes électriques n’alimentant plus rien n’étant plus que vestiges, dont le pourquoi et le comment sont oubliés, comme un océan de choses et activités sans nom, méconnaissables — océan ravagé et figé. Le brouhaha du monde vient s’échouer — se taire — là. La mémoire de son non-sens, de sa violence, dans leur incompréhensibilité même, un rien la ravive. Les plaies sont là. Il se pourrait que les métamorphoses des jours en activent la cicatrisation. C’est le retour du quotidien, du jour-le-jour. Le grand temps historique s’est tout autour effondré. Il y a beaucoup de morts et quelques vivants ; des statues. Et des poissons.

L’histoire est en ruine ; à l’arrêt. Finie. Demeurent les jours. Tout semble y retenir son souffle. C’est l’affaire de quelques jours. De deux jours. De deux journées et quelques nuits. En deux jours, le livre est plié. Maquette, miniature, enluminure de monde : microcosme. Il n’y a plus que les heures de ces jours, versatiles, fantasques, mouvantes, pour y changer quelque chose ; le faire bouger ; frémir ; scintiller ; l’animer ; les petites choses du quotidien. C’est cela certainement — si quelque chose est certaine —, les habitants — ou sont-ce des pensionnaires ? —, cela et leur bonne volonté — ces bénévoles, ces espèces de saints — cristallisés qu’ils sont dans leur domaine, leur localité irriguée de rus par dizaines et de bienveillance — pétrie de bons sentiments ? —, qui les sauvent.

Un conte au quotidien ; il nous est écrit de là-bas, loin dans le temps et peut-être en-deçà, par notre correspondant permanent. Il est écrit avec la transparence de la succession des jours, de leur ronde : ça écrit bien.

Écrit d’un monde d’après replié sur ses jours ; suspendu à quelques jours — moins qu’il y a de doigts à une main, une main très gentille dans une autre main très douce —, peut-être les derniers. Perpétuellement les derniers.

Les jours sont les derniers environs, sont les rares alentours, une brève suite ou légende des derniers jours. Chacun y a sa couleur, sa place, donc, dans le spectre coloré — dans l’ordre, dans l’arc des jours.

Succession des jours. Succession des lumières des jours. Enchaînement — enchantement — des gestes dans les jours. Du prosaïsme en pays de fantaisie — si ce n’est de féerie. Prose en pays de poésie. Conversation de tous les jours…

— J’arrête avec mes quatrièmes de couverture…

J’ai dit élémentaire. Cette lecture là m’est devenue légendaire. Ce que je finis par y comprendre, c’est qu’il n’y aura plus, à partir de là, il n’y aura jamais et n’y a jamais eu de confort de lecture. Paradoxalement. Aucun mobilier ne rivalise avec la voûte ensoleillée. Il n’y a pas d’autre endroit où lire, ce livre et tous les suivants, pas d’autre siège, que le rayonnement solaire. À partir de ce moment, il n’y aura plus de meilleur spot. Aucun abri.

C’est un livre lu dehors. C’est lu en plein soleil. C’est au beau milieu de la lecture. C’est une lecture de plein air. 

Il n’y aura dorénavant plus que le plein soleil de la lecture. Je ne lirai que sous l’ardeur.

Un doute me prend… Cette lecture ensoleillée, solaire, aérienne, matinale — ça n’était pas plutôt à mi-pente du pré qui descend jusqu’au petit lac glaciaire aux rives jonchées de planches sans leurs voiles ; aux eaux de surface turquoise et au fond menthe glaciale ; les rives en degrés y plongeant dans l’éblouissement de la dalle calcaire ; planches qui, n’étant à personne, se voient depuis le matin jusqu’au soir empruntées par qui veut, posées sur l’eau, partir, loin et aux yeux de tous, s’étendre au beau milieu d’elle : dans la vue ; parmi les crêtes hérissées et bleutées ceignant le camping municipal de N… ?

Sans doute confonds-je roman et lecture de l’été. L’aventure d’un été.