#gestes&usages #08 | Rétroaction

Pourquoi ? Le pire est que je ne sais plus. C’est l’histoire de quatre garçons partis le long d’une voie ferrée trouver le corps d’un cinquième. Le pire est que je ne me souviens pas. Qu’est-ce qui n’était pas comme cela aurait dû ? Qui n’était pas fait comme j’avais dans l’idée ? Qu’est-ce qui m’a pris, quand je sortais les poubelles ?

Maison de merde. Je me suis emporté — dit comme ça… C’est ce que j’ai dit, j’ai lancé. J’ai gueulé. Qu’est-ce qui m’a pris MAISON DE MERDE en sortant les poubelles — combien de rhums ? Qu’est-ce qui à l’instant de sortir les poubelles m’a pris ? — Jamais plus de deux… 

« MAISON DE MERDE » de tout claquer, portes et fenêtres, les volets en gueulant !MAI!SON!DE!MER!DE! à travers la rue, la rue de 20h… 21h… la rue MAI-SON–DE–MER—DE— de 22h… dans la rue vide, la rue silencieuse… C’est quoi — c’était quoi, encore —  qui n’était pas à sa place ? La rue résonnante de ça. 

Je me suis mis dans une colère à tout claquer, les portes, les volets. Les chaises sous la table. On peut dire : sans raison — puisque moi-même je ne l’ai plus, je l’ai perdue. C’est l’histoire de… Qu’est-ce qui au moment de sortir les, au sortir des poubelles m’est passé dans, ou par, la tête ? Je suis entré en furie. Je suis rentré en rage dans la maison. Le séjour… 

Tu es là…  Est-ce que je t’ai dit ça, que tu ne savais pas étendre le linge : « même pas étendre le linge » ? et demandé : « Tu fais quoi  » ? genre : Laisse… (Moi faire.) Genre : nulle. Tu fais quoi là nulle ? (En VRAI je t’ai signifié ça ??) 

Tu as alors quitté la pièce, es montée. Tu as disparu. Tu t’es escamotée. Tu ne m’as pas demandé ce soir si je restais en bas — comme je fais. Sans plus un mot tu m’as abandonné le séjour. Tout, vide, claqué. Hors de ma vue — tu t’es retirée. À moi, il m’a fallu un film. 

Alors il m’a fallu un film. C’est l’histoire de quatre garçons qui partent retrouver le corps d’un cinquième le long d’une voie ferrée : pour voir : le voir ; voir ça. C’est comme un antidote à un poison. Un film. Sauf que je l’ai regardé seul. Je me le suis fait seul. 

J’ai tiré un fauteuil à travers le séjour et me suis mis à mon bureau devant le film. Un film que depuis un moment je voulais voir. Que j’ai loué. Me suis calé là… Tu es redescendue je me souviens… chercher quoi ? Je t’ai ignorée, les écouteurs dans les oreilles, yeux noyés dans l’image. Tu es passée et, de retour de la cuisine repassée dans la lumière de l’écran : dans mon dos. 

Au-dessus de ma tête il y a une suspension éteinte. C’est une étoile en carton, en étoile à sept branches, perforé. Elle pend au bout du fil raccordé au domino délogé du trou pratiqué dans le placo du plafond. Elle ne bouge pas. Elle ne tremble pas. (Cependant que j’écris…) Au-dessus de ma tête il y a ton bureau. 

C’est arrivé au-dessus de ma tête, en regardant Stand by Me. Ça t’est arrivé juste au-dessus de ma tête. 

J’ai regardé jusqu’à la fin le film et je suis monté me coucher… J’ai senti que tu n’avais pas dormi là, pas dans la chambre. J’ai dormi. Le matin, je ne sais plus, étais-tu debout avant moi ? J’ai vu le sang sur le tapis sous ton bureau. J’ai vu le foulard noué autour de ton poignet, j’ai demandé : c’est quoi ça ? J’ai redemandé : « qu’est-ce que t’as fait ? » 

— Rien, tu as dit. Tu n’as pas répondu. Tu avais les mains dans l’évier dans la cuisine, sous l’eau. Ce que tu faisais, c’était la vaisselle, c’est tout. De ton petit déj. Quelle pudeur m’a retenu de t’interroger plus ? Est-ce de la pudeur ? La maison est l’endroit où il y a toujours quelque chose à faire, toujours à faire autre chose que la chose à faire. Où les questions ne se posent pas — la maison c’est l’évidence. 
C’est le secret. 
C’est le silence. 

Je me refais le film… C’est long un film, à ne pas le regarder. Dans le savoir qu’il passe, et qu’il suit son cours. C’est court et ce n’est rien, un film, quand une vie défile. Quand le poison court dans tes veines et, court-circuitant tout, te submerge. J’imagine : le sang qui ne veut pas sortir. Ce qui doucement, insensiblement se retirait de moi en toi montait et, produisant son effet, continuait de se propager. De te détruire. J’imagine : l’onde de choc. 

Je me suis préparé. Avant de partir, avant de prendre l’escalier j’ai ouvert la porte du bureau. Tu es à ton ordinateur comme d’hab… À la porte, j’ai dit que c’était toi qui devais aller voir le docteur : tu devrais à ma place aller voir le docteur. 

L’homme est assis devant son médecin traitant. Il passe avec un retard considérable, sans que cela l’étonne. Pas le moins du monde il ne lui a pesé de patienter une heure et plus dans le jardin du pavillon où est sis le cabinet, au soleil de ce troisième jour du printemps — la salle d’attente à cause des restrictions Covid ne recevant qu’un patient à la fois. Le médecin est presque un voisin. Les volées sont les mêmes de moineaux qui s’abattent, là-bas sur sa terrasse et le pommier du Japon, ici, devant la rampe d’accès PMR sur les lauriers-cerises de la haie. L’homme vient pour son genou. 

C’est le genou gauche qui ne le soutient plus. Cela fait maintenant une huitaine de jours, sans amélioration, au contraire. L’homme dit : j’ai remis une genouillère et je fais attention : je monte les marches une par une… 

La consultation sur le point de s’achever, au moment de passer sa carte bleue dans le terminal l’homme ajoute : je voulais vous dire aussi… Ma compagne a fait une tentative de suicide dans la nuit — peut-être hier soir…

12 commentaires à propos de “#gestes&usages #08 | Rétroaction”

  1. Étonnant. Il y a, dans la narration, cette accumulation de détails qui permet au lecteur de s’immiscer dans le personnage, au rythme de ses réflexions, de ses actions. C’est vraiment étonnant comment tu arrives à faire ça. Chapeau.

    • Merci Jean-Luc, c’est parce que j’ai le souffle court. Quand la mise en boucles courtes me vient, je sens que je suis dans mon élément. D’où les retours à la ligne, les séquences, je me dis : ne pas en dire trop à la fois : me contenir : en garder pour plus tard. Distiller. Tout paragraphe est un teaser. Toute ponctuation est potentiellement de suspension. D’où que parfois — et c’est une liberté à s’accorder — une phrase ne suit pas la précédente. Je joue des suspens, je joue (j’essaie) de l’entrelacement. Donc : toute phrase est une amorce, une semence pour une autre (la même ?) à venir, plus tard ou loin. Jeu de réverbérations

  2. sur le souffle et peu d’éléments à la fois, ça se distille, et on entre dans la boucle, on continue et on va jusqu’au bout… cette violence intérieure qui peu à peu se manifeste… ça ne va plus dans cette maison, elle, lui, dos à dos, et puis ce quelque chose de grave qui arrive, le mot sang, ce quelque chose qu’on ne comprend vraiment qu’à la fin…
    tout comme JLuc, je te dis chapeau…

  3. on lit et on ne lâche plus. aller jusqu’au bout. au-delà d’une scéno de violence c’est un vrai récit, construit y compris dans le chaos intérieur du narrateur jusqu’à la mise à distance avec le passage du « je » à « l’homme ».
    Bravo

  4. Alors je découvre ton texte ( merci d’être passé) il y a cette force propulsive qui nous attrape, une immense tristesse aussi ( la maison être deux c’est ça aussi?) stand by me quand l’ai-je vu? Amnésie ( ces trous dans la tête du récit !). Merci pour cette voix et son chaos dehors dedans

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