Traces

Les gamins tardaient à aller se coucher, ils étaient assis en tailleur sur la moquette à longs poils blancs devant la télévision qui parlait une langue nasillarde et avalait un mot sur deux de sorte que le reste des mots glissaient à grande vitesse comme sur un toboggan ce qui ne troublait en rien les gamins dans la mastication sonore du pop corn qu’ils avaient fait pétarader dans le four à micro-onde et elle, allongée derrière eux sur la moquette qui lui rappelait une énorme peluche de son enfance n’avait qu’une envie, éteindre la télé pour guetter le bruit de la voiture puisque la pendule au mur indiquait que celui qu’elle avait invité devait bientôt arriver (les parents des gamins étant absents c’était mercredi, le jour où la mère retrouvait son cercle de femmes et le père son bridge), elle attendait cette occasion depuis qu’il lui avait fait tourner la tête un peu par sa nonchalance beaucoup parce qu’il parlait cette langue musicale dont elle ne comprenait qu’un mot sur deux ce qui lui permettait de remplir les blancs à sa guise et pimentait la conversation offrant par ailleurs des occasions innocentes pour poser une main légère sur son bras en lui demandant de répéter ou de trouver un mot plus simple, et elle l’attendait presque endormie sur la moquette pouffant de rire à l’idée qu’il pourrait bien se passer des choses sur cette douillette peluche immaculée que les parents n’imagineraient jamais pensant (surtout le père raide dans ses shorts trop serrés) avoir laissé leurs gamins avec une jeune fille des plus sérieuses qui veillerait sur eux assise les jambes croisées sur le canapé devant la télévision— il faut dire que le fait qu’elle ne puisse que balbutier leur langue avait contribué à lui donner une image de jeune fille timide incapable de prendre des initiatives — et à leur retour le poil hérissé de la moquette qu’elle aurait pris soin de brosser avec régularité les conforterait dans l’idée qu’ils s’étaient fait d’elle.

Sur les petits carreaux clairs, oubliés un ou deux mouchoir en papier, un paquet de cigarettes vide à moitié écrasé, perdus des cheveux entremêlés de poussières formant de petites touffes à peine posées au sol prêtes à s’envoler au moindre souffle, déposées en paire des chaussures ¬— essentiellement de sport— disposées sous un banc au-dessus duquel un panneau interdisait les chaussures dans les douches ce qui voulait dire qu’on devait par voie de conséquence consentir à marcher nu pieds au risque de glisser sur le carrelage mouillé quelque peu visqueux mais aussi froid et peu engageant à cause des auréoles foncées dans lesquelles grouillaient sans aucun doute des quantités non négligeables de germes de verrues plantaires et ce contact peu plaisant avec le sol serait à nouveau ressenti en quittant la cabine de douche nu pieds une fois les pieds lavés et essuyés ce qui voudrait dire se les mouiller à nouveau — voire se les salir à en juger l’état de la serviette quand assis sur le banc les pieds en l’air afin d’éviter tout contact avec les carreaux indélicats, on se les sécherait définitivement avant d’enfiler les chaussures.

Carreau carré marron— carreau carré couleur cramé — carreau carré crème tachetée de noir — carreau carré couleur caramel — carreau carré fêlé —au moins sur ces carreaux rien ne se voit aimait-elle dire sauf que le poulet qui gisait sur la table de la cuisine la tête vers le sol laissait encore couler de son cou flasque quelques gouttes de sang qui tombaient sur un carreau moucheté tout près d’une plume de duvet engluée dans une autre tache rouge entre l’évier et la table et elle qui aimait ses carreaux de cuisine parce que rien ne s’y voyait, elle qui avait tenu de sa main le couteau l’avait planté dans le cou du poulet, frottait rageusement le carreau moucheté de rouge la serpillère en main — c’était dimanche midi, ils allaient tous revenir de la messe partager le poulet rôti.

Splendide, immobile sur le sol carrelé de la salle de bain —dont lui comme elle se plaignaient car trop vieux car poussiéreux parce que poreux car rayé car effrité—posé avec délicatesse, splendide, un papillon aux ailes noires tachetées de beige sur le carreau du même beige emprisonné à son insu brisé dans son ballet silencieux par les miroirs l’incitant à croire en une rencontre fébrile, si splendide que les chaussures noires qui déterminées s’avançaient vers la brosse à dents en faisant résonner le carreau creux s’étaient tues arrêtées de surprise à quelques millimètres du papillon, splendide.

A propos de Françoise Anouk Sullivan

Avant: USA-France. Prof littérature — Maintenant: il doit bien y avoir un lien entre ma passion pour l'aviron, sa pratique et mon désir d'écriture.— Après ...