transversales #03 | L’homme inconnu, paradigmes

Il avance dans la nuit au coeur de la ville et personne ne le connaît. Personne ne lui jamais a parlé, personne ne l’a jamais vu. Il est l’inconnu.

Il est celui qui passe inaperçu. Il est celui qui passe tellement inaperçu qu’il en devient suspect. Il est celui qui cristallise toutes les peurs. Il est l’autre, l’étranger, le différent. Il est celui dont la couleur de peau n’est pas celles des autres différents. Il est celui dont le regard porte l’étrange d’avoir admiré des horizons d’ailleurs, d’avoir vécu des horreurs barbares, d’avoir aimé dans une autre langue. 

Il est celui qu’on ne voit pas. Il est l’invisible. Il est celui dont l’ombre se fond dans la nuit. Celui qui ne prend pas la lumière. Il est celui qui ne compte pas, celui qu’on ne compte pas. Il est le zéro de l’addition. Il celui qui n’est rien mais qui pèse le doute.

Il est celui qu’on ne comprend pas. Celui qui porte l’ignorance des autres sur son visage comme un miroir maléfique. Celui qui porte son incapacité à communiquer comme un poids mort, comme un handicap irréversible, comme une condamnation.

Il est celui qui n’existe pas. Pas vu, pas entendu, pas pris. Il est celui qui n’imprime pas les statistiques, celui qui n’entre dans aucune case, celui qui se refuse à la logique des chiffres. Il est le coupable idéalisé, le rêve des vengeurs masqués, le punching-ball des accusateurs.

Il est celui qui n’est pas né. Celui qui n’a pas de famille. Il est celui qui ne connaît pas le goût du sucre, la douceur du souffle chaud d’un père qui raconte des histoires, la tendresse du baiser d’une mère sur le front. Il est celui qui ne connaît pas le goût du sel, celui des larmes d’un amour abandonné, d’une peine à jamais gravée, d’une solitude enchaînée. 

Il est le héraut de l’espoir. Celui d’un ailleurs où la lumière aurait une autre couleur, où le sucre aurait un autre goût, où le sel n’aurait pas celui des larmes. Il est la preuve qu’il existe un autre monde au-delà des yeux. Il est l’extra-terrestre qui est en nous. 

Il est le personnage de roman avant la naissance du roman. Il est Emma Rouault qui n’a pas rencontré Charles Bovary, il est Marco Polo qui ne connaît pas Kublaï Khan, il est le capitane Achab qui n’a pas affronté Moby Dick. Il est le personnage d’un roman sans auteur. Il est le vieil homme qui dort sur le ventre et qui refuse de retourner en mer, il est le Corto Maltese qui se morfond dans un bouge de Bélize, il le capitaine Haddock alcoolique ruiné au craps. 

Il est celui qui va être. Celui qui avance dans sa vie à la force de ses bras, de ses jambes, de ses rêves. Il est le magicien qui transforme l’ici en ailleurs, l’homme qui veut changer l’ailleurs en ici. Il est l’ouvreur des mondes possibles et impossibles, réels et imaginaires. 

Il est le personnage de roman à la recherche de son auteur. 

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

Un commentaire à propos de “transversales #03 | L’homme inconnu, paradigmes”

  1. Ah voilà l’inconnu, le personnage, le héros du livre, celui qui n’existe pas encore…
    ton texte évoque cette naissance à venir, cette « création » à travers ce « lui » pas encore né, ce capitaine qui n’a pas encore de navire

    Toujours partir de rien, d’une simple boule de glaise entre les mains…