transversales #03 | pomme coupelle

–  Vous posez une pomme sur une coupelle. Comment décririez-vous cela ?

Question pour le moins curieuse, mais somme toute banale en ce qui me concernait. 

Fort heureusement, on m’avait appris à me méfier, entraîné à déceler le danger camouflé sous la plus anodine des apparences. C’est pourquoi cette pomme et cette coupelle, nappées d’une sauce interrogative au goût mielleux, sucré, ne me disaient rien qui vaille : ça fleurait le piège, le terrain miné.

Dans ma tête, l’alarme s’est déclenchée, verrouillant mes neurones les uns après les autres d’un claquement sec et mat et répété : protection maximum.

– Eh bien ? Comment décririez-vous cela ?

Sur le milieu du chemin de la vie

Je me trouvai dans une forêt sombre :

Le droit chemin se perdait, égaré.

J’aurais nettement préféré qu’il continue à me présenter des taches informes auxquelles il m’appartenait de donner un sens que lui aurait tenté de décrypter, ce petit jeu qui durait depuis plus d’une heure sans que je me sois le moins du monde senti exposé, ni menacé. En aucune façon. Mais là, cette pomme, cette coupelle…

– Souhaitez-vous que je répète ?

Sur le milieu du chemin de la vie

Je me trouvai dans une forêt sombre…

Les signaux de danger abondaient : son stylo immobile à quelques centimètres du bloc sur lequel – son regard soudain fixé sur moi, à l’affût de la plus infime de mes réactions, de la moindre de mes hésitations…

Ce salopard l’avait jouée fine, sa pomme et sa coupelle s’avéraient suffisamment inoffensives pour me conduire à baisser ma garde, à entrouvrir les portes de mon barrage mental,

Sur le milieu du chemin de la vie…

à me laisser aller.

À me dévoiler.

– Vous posez une pomme sur une coupelle. Comment décririez-vous cela ?

Je me trouvai dans…

Il me fallait répondre.

Vite.

La surprise que suscitait mon silence inattendu n’allait pas tarder à transformer sa suspicion en certitude ; je devais coûte que coûte conserver le bénéfice du doute, l’entretenir. Pondre une banalité qui paraisse naturelle devenait impératif. Peut-être en déverrouillant un ou deux neurones, là-derrière, parmi les moins vulnérables ?

– Comment décririez-vous cela ?

Le droit chemin se perdait, égaré.

Le salopard en blanc souriait, dos calé au fond de sa chaise – il me coinçait, le sentait, le savait, en jouait, en jouissait. J’étais tombé sur un coriace, un plus entraîné que moi, un plus résistant.

Le droit chemin se perdait…

«Vous n’aurez besoin d’aucun manuel, avait dit notre instructeur. Ce don qui vous distingue de tout un chacun est précieux, il nous guidera sur le chemin de la victoire. Aussi vous faudra-t-il à tout prix préserver cette faculté qui est la vôtre, cette différence. C’est ce que je me propose de vous enseigner…»

Le droit chemin…

Différence…

Voilà bien ce que traquait le salopard en blanc…

– Une pomme… Une coupelle…

Il avait posé ses lunettes, se frottait les yeux, sans cesser de répéter ces deux mots comme s’il les dictait, me les dictait…

Ce qui faisait… trois signes de lassitude !

J’ai sauté sur l’occasion, profitant de cette brève brèche dans sa propre ligne de défense pour balancer ma réponse, en douce et en vitesse :

– La pomme rouge et la coupelle blanche aveuglent l’obscurité de leur éclat tranchant.

Banal, mais pas assez naturel pour passer inaperçu : je me suis mordu les lèvres.

Trop tard.

Le salopard en blanc a relevé un sourcil, son sourire s’est étiré sur dents blanches et fines comme des accessoires de salle de bains de luxe – ou de torture – puis il s’est contenté de claquer des doigts – un bruit de mâchoires de piège.

Sur le milieu du chemin de la vie

Je me trouvai dans une forêt sombre…

La porte dans mon dos s’est ouverte, je n’ai pas sursauté lorsque les talons de leurs bottes ont martelé le sol en béton.

– Vous pouvez l’emmener.

– Ja vol, Doktor !

– Et ménagez-le, j’ai besoin de lui. C’est l’unique speaker que je tiens enfin, le seul capable de traduire leurs messages. Il est précieux, il nous guidera sur le chemin de la victoire.

– Ja vol, Doktor ! Zig Heil !

– C’est ça, c’est ça…

Le droit chemin se perdait, égaré.

«Vous posez une pomme sur une coupelle. Traduction : La pomme rouge et la coupelle blanche aveuglent l’obscurité de leur éclat tranchant…»

L’homme en blanc reposa ses notes, puis hocha la tête avec une moue admirative :

«Sacrée imagination… Le plus efficace des codes. Mais comment diable s’y prend Radio Londres pour dénicher de tels talents…?»

Ah ! qu’il est dur de dire qu’elle était

Cette forêt sauvage, âpre et infranchissable,

Dont le seul souvenir réveille la terreur !

L’ENFER

Chant Premier

Dante

A propos de g@rp

Longtemps écrivain de tiroir, g@rp éclot sur Internet en 2002. Son nom apparaît dans les remerciements de Claro, traducteur des « Lettres de Pelafina » (annexe de La Maison des feuilles) de Mark Z. Danielewski (Denoël), puis il mûrit sur Darbraleph.org où ses nouvelles sont publiées en ligne, au coeur d’un véritable labyrinthe à vocation ludique et artistique dont il réalise l’index. En juillet 2004, « 6H50 corniche Kennedy » est sélectionnée à l’occasion du concours « Nouvelles sur la ville » par la rédaction du quotidien 20minutes, qui la publie à raison d’un chapitre par jour. Depuis, ce gastéropode marseillais encoquillé, inconditionnel de Claro et Fabrice Colin, dont il a été un des relecteurs, a notamment publié "Motel et autres légendes urbaines", "Locked-In-Syndrome", et revendique l’appellation d’origine incontrôlée : "auteur labyrinthique bourré de TOC"

4 commentaires à propos de “transversales #03 | pomme coupelle”

  1. sur le chemin de la vie : une forêt en guise de banquise. Cette pomme sur sa coupelle éblouit

  2. Merci à tous d’avoir apprécié ce – cette histoire qui marque un retour à une forme d’écriture, de narration plus, disons, « classique » que ce que j’avais l’habitude de bricoler – François peut en témoigner. J’en suis très touché mais surtout, surtout, encouragé à poursuivre.