transversales #04 | décompressions embryonnaires

Compression
Un jeune homme ordinaire au lendemain de la seconde guerre mondiale. Une suite d’événements l’oblige à partir loin. Dans ce voyage, il perd sa liberté mais dans ce monde plein de nouvelles entraves, il devient quelqu’un. Une ascension sociale qu’il lui permet de supporter les entraves mais pas de les oublier. Vingt ans après, il revient chez lui. Avec ce voyage retour, il perd son statut social mais y retrouve sa liberté perdue. Et il redevient un inconnu. Un homme ordinaire.

Décompression numéro 1 :
Avoir dix-huit ans à la libération. Tu parles d’une chance, tu parles d’une arrivée dans l’âge adulte. Avoir dix-huit ans et avoir déjà connu la guerre, les bombardements, les rationnements. Avoir dix-huit ans pour se lancer dans la vie au milieu des ruines, dans un pays en reconstruction. Avoir dix-huit ans et trouver néanmoins l’envie de s’amuser, de jouer, de faire du sport. Trouver la force de naître une nouvelle fois.
Son existence bégayait mais, malgré tout, comme les jeunes de son âge, il y arrivait. Il arrivait à se reconstruire, à l’image de son pays, la France, de sa région, aux alentours de Lyon. Lentement, plus lentement que dans d’autres circonstances. Plus lentement, mais il y arrivait.
Et puis, un nouveau coup de massue. La mort du père. « Si un obus tombe à-côté de toi, mets-toi dans le trou. Un obus ne tombe jamais deux fois au même endroit ». C’est faux, un obus tombe parfois deux fois sur la même tête. Et plus que ça, même. Il est où, le gamin qui veut jouer au rugby ? Tu sais, celui qui voulait se remettre à vivre ? Il est là, oui, je le vois. Tiens, je le vise. Tiens, prends cet obus…
Sa mère, elle veut repartir en Arménie. Elle est née là-bas. Son père aussi, il venait de là-bas. L’URSS leur fait des clins d’oeil. Revenez chez vous, retrouvez vos origines, on vous promet le paradis. Revenez. Alors, ils descendent à Marseille et ils embarquent. Comme des milliers d’autres Arméniens bercés par le chant des sirènes soviétiques. Le retour au pays. Loin de la guerre, loin de la mort. Quitte à reconstruire un pays, autant que ce soit celui de nos ancêtres. Et le rêve, sur le bateau, commence à devenir réalité. Et si…
Septembre 1947, il a tout juste 20 ans. Et il rêve de rugby. L’année précédente, il a perdu la finale du championnat France juniors avec le club lyonnais, le LOU. Il adore ce jeu. Tant pis, il trouvera bien un moyen de jouer dans son nouveau pays. Il a pris un ballon, son maillot, sa paire de crampons. Il leur apprendra s’il le faut. Il adore le rugby. Il a 20 ans et il se remet à rêver, sur ce bateau qui le conduit en Georgie, dans ce bus jusqu’à Erevan. Entre 1946 et 1948, ils ont été près de cent mille à rejoindre l’Arménie. Ils sont venus de toute la planète, convaincus par la propagande patriotique. Cent mille à débarquer dans un pays exsangue, passeports confisqués avec, en prime, la terreur stalinienne au-dessus de leur tête. Un nouvel obus qui explose. Encore un.
Toujours.

Décompression numéro 2 :
«  Le vieux rugbyman emporte son secret dans la tombe.
Après treize mois d’investigations infructueuses, la police française a officiellement décidé mercredi dernier, de clore l’enquête sur le vieillard de la forêt de Janneyrias. Le 12 janvier 2021, le corps d’un vieil homme sans vie avait été découvert dans le bois communal, sur un lit de feuilles et de branches, par un promeneur qui avait aussitôt alerté la police. Malgré l’âge du défunt, celui-ci était entièrement vêtu d’une tenue de joueur de rugby. Il portait le maillot rouge et noir du Lyon Olympique Université, short noir et souliers à crampons, et tenait entre ses mains un ballon ovale en cuir. L’examen du cadavre avait permis de l’identifier mais, chose surprenante, l’homme en question avait été déclaré mort à la suite de l’explosion d’un obus enterré en septembre 1947 à Pont-de-Chéruy. Faute de nouveaux éléments malgré les efforts de la DRPJ lyonnaise, l’enquête a donc été abandonnée et le vieillard de la forêt de Janneyrias emporte son secret avec lui. »
Le Progrès, vendredi 18 février 2022.
Le journal repose sur l’accoudoir d’un large fauteuil. Il est ouvert et plié à la page de l’article. Devant, sur une petite table en châtaignier, une tasse de thé laisse échapper des volutes de vapeur qui dansent en arabesques dans un rayon de soleil. Une large baie vitrée ouvre sur un jardin aux couleurs resplendissantes. Des parterres de fleurs se dessinent avec élégance entre les touffes d’herbe rouge, les fleurs du pissenlit cendré et les coquelicots verdoyants. Quelques roses bleues émergent au dessus des pâquerettes sanguines et les pensées arc-en-ciel se fondent dans un tapis de violettes blanches. Plus loin, quelques pieds de tomates irisées dominent des salades à rayures bien alignées. 
Le sixième mois du printemps pharnicien est sans aucun doute le plus agréable. Les bourdons à pois vrombrissent entre les fleurs des pommiers jaunes, les fauvettes bavardes récitent leurs alexandrins aux lapins emplumés, les fourmis orange dansent la polka. Une belle saison pour mourir. Une belle saison pour revenir sur terre.
Au loin, les trois soleils inondent de leur lumière blanche les chaînes de montagnes coiffées de neige rose. 
Au loin, des chants s’échappent d’un stade pour envahir le ciel dans lequel les étourneaux blancs dansent en ballets avec les vents tourbillonnants. 

Décompression numéro 3 :
Le 7 septembre 1947, vers 17h40, un de ses amis le voit traverser l’avenue Berthelot à Lyon, pour entrer dans une maison qui fait le coin avec la rue Pasteur. Il porte un sac de sport sur l’épaule. Ce fut sa dernière apparition avant qu’il ne disparaisse. Quelques minutes plus tard, le petit immeuble de deux étages s’écroule suite à l’explosion d’un obus largué trois ans plus tôt, le 26 mai 1944 par un Consolidated B-24 Liberator de l’armée américaine visant le siège de la Gestapo qui occupait l’école de santé militaire voisine. On suppose que des travaux de plomberie dans le sous-sol de l’habitation ont été à l’origine de la découverte de l’obus oublié qui a explosé. Sept corps sans vie sont retirés des ruines dont trois ouvriers de l’entreprise de plomberie. Son corps n’a pas été retrouvé mais, sans plus aucune nouvelle de lui, il est déclaré comme étant la huitième victime de ce drame quelques semaines plus tard.
Le 14 mai 1948, à 6h30, le « Force », un caboteur norvégien, appareille de Rouen en direction du Groenland. L’expédition menée par Paul-Emile Victor, qui fit ses études d’ingénieur à Lyon, compte officiellement 27 hommes. Un vingt-huitième dont le nom n’apparaît dans aucune archive, est pourtant présent sur une photo de groupe prise le 1er juin de la même année sur le pont du navire, face au glacier « Eqip Sermia ».
Le 3 juin 1950, à 14h10, une photo montrant Maurice Herzog au sommet de l’Annapurna brandissant un drapeau tricolore est prise par Louis Lachenal. Cette photo est issue d’une série d’où sera tirée le célèbre cliché qui fera la renommée du futur homme politique d’origine lyonnaise. Retrouvée dans les archives d’Herzog après sa mort en 2012, cette photographie laisse apparaître la silhouette d’un homme non identifié à l’arrière plan.
Le 12 janvier 1965, à 11h25, son nom ré-apparaît lors d’un contrôle d’identité à la sortie du port de Marseille. Il porte un sac de sport sur l’épaule.
Le 26 octobre 1989, il prend officiellement sa retraite et cède la petite entreprise de transport routier qu’il avait fondé à Marseille vingt ans plus tôt. 
Le 18 mai 1992, il remporte le Grand National de Tango Carlos Gardel à Toulouse.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

6 commentaires à propos de “transversales #04 | décompressions embryonnaires”

  1. Le premier mot qui m’est venu à la bouche après la lecture de ces décompressions, c’est: Ouah (j’ai du vocabulaire), c’est excellent, bravo.

  2. J’aime tellement ta description du jardin, on aimerait s’y perdre! Le printemps a aussi beaucoup de tenue. Tout cela suffit à me donner envie de lire ce nouveau roman dont tu serais l’auteur !
    A suivre !!!

    • Tu as raison, je crois que je vais me perdre dans ce jardin. J’ai bien envie. Merci pour ta visite.

  3. Une petite préférence pour la dernière piste qui nous fait entrer dans l’histoire de l’identité perdue. Ce huitième corps non retrouvé. Et puis la suite avec les dates, on embarque sur le Force, on est dans l’histoire…
    on a envie de savoir qui est cet homme, à quoi il ressemble et ce qu’il a dans la tête…
    et il y en a du monde dans la tienne que tu dis !!

    • En vérité, je me demande s’il est intéressant de savoir qui est cet homme. Je vais laisser reposer la pâte. Pour l’heure, je préfère aller me perdre dans le jardin aux couleurs improbables. Merci d’être passer par là.