#gestes&usages #01 | Un clou rouillé

À cause de la couleur de la chaîne et celle du cadre tu comprends que le clou n’a pas roulé depuis un bout de temps, plus rien ne bouge, qu’un jour on l’a posé contre un mur puis son propriétaire disparu plus personne ne s’en est occupé, sinon pour l’appuyer sur un autre mur, le déplacer quand on déplaçait d’autres objets, mais sous son masque de poussière, sa robe de rouille superficielle et la terre grise à la base des haubans, il se peut qu’il en ait vu du paysage le bougre. Pour le savoir il faut passer un doigt sur le tube de direction, une fois, deux fois, apercevoir en lettres presque effacées un nom qui t’évoque une photo en noir et blanc, regarder le logo avec un volcan à la silhouette familière, se relever, regarder le vendeur qui commence à ranger son barda dans sa remorque blanche, se pencher à nouveau, gratter un cantilever, distinguer les points entre les lettres qui situent une époque, l’après-guerre, regarder la fine potence en aluminium, amincie, limée à partir d’un bloc, les pneus rouges déformés et durcis par le temps, passer encore le pouce sur le garde-boue martelé, déceler une signature, passer la main sur le croupon de la selle rabougrie, Bourriat, un coup d’œil aux moyeux puis au regard clair du vendeur. – « Vingt euros, sinon je garde la selle et j’envoie le reste à la casse », à la casse comme probablement est parti le portail au sigle argenté de l’usine, elle était entre les deux villes à l’endroit maintenant du parking de l’hôpital t’avait-on dit. Ah oui ça serait dommage qu’il parte à la casse alors que tu sais le réparer. Se dévouer à défaut d’un écomusée. – «Vingt ans qu’il est accroché au mur, maintenant je vide tout, avec la retraite je me débarrasse. » Je discute un peu, je visualise le pont de pierre, ses échancrures, son hôtel terminus au bord d’une petite rivière à truite, que j’ai longée par un beau jour d’été. J’allais vers le col du Béal sur les hautes chaumes à l’herbe jaunie. Une autre fois en revenant par le col de la croix de l’homme mort, je m’étais arrêté manger sur une table en bois en terrasse en aplomb de la rivière scintillante. Des hortensias rouges bordaient la balustrade. Je regarde le courant des badauds, un ami du vendeur qui l’alpague. Le cadre est vert, les gaines aussi. Ce n’est pas vraiment une randonneuse complète, un seul plateau ne lui permettrait pas de partir en montagne chargé, plutôt un routier de qualité, vélo à tout faire de la semaine, du jour de repos et de grand tourisme les rares vacances avec son solide porte-bagage arrière, bicyclette que l’on pousse à pied lorsque la pente se durcit trop pour les trois pignons, à moins que l’on soit jeune et vraiment bien entraîné. Je sors le billet bleu de ma poche. Je saisis l’épave et l’extrais du marché aux puces.

A propos de Laurent V.

J'avais participé avec plaisir et découvertes à des ateliers d'écriture "papier-table-stylo" au tout début des années 2000, j'en avais animé aussi alors étudiant shs, ensuite j'ai surtout fait du vélo dans la ville comme travail, et en dehors en vacances, tout en continuant un peu à lire, notamment grâce au numérique ! Présence web : un compte insta renvilo , et un site pour rendre disponibles des vieux textes des premiers cyclotouristes : velotextes .

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