vers un écrire/film #01 | nouvelles frontières

12 février. Fin de journée. La lumière plonge vers la terre. Du blanc épais à l’incandescence à venir. 60 minutes. Images floues, s’adapter à la lumière. Plan fixe. Du bleu et du blanc. Peintures anciennes. De l’autre côté de la rue. Le bleu d’une fenêtre, grillagée. Le bleu de la balustrade du balcon, R+1. Antennes paraboliques à canaliser l’entièreté du monde juste là sur ce balcon, bleu. Le bleu comme découpe entre le ciel blanc, le bâtiment blanc, dessine la toiture, bleu, plate. Une boutique. Quelques lignes rouges NOUVELLES FRONTIERES NOUVELLES RENCONTRES MODELISTE STYLISTE. Trottoir fatigué. Devant, la rue en flux et reflux ne s’arrête plus à lire les enseignes, son courant va dans un sens et dans l’autre à la fois, charrie la musique qui s’échappe d’un taxi. Le temps va et vient dans l’angle d’une rue qui l’écoule. Le temps est une moto, le temps est une mobylette venant dans l’autre sens. Le temps est une voix, un homme qui chante invisible dieu et le seigneur. Le temps est un foulard bleu turquoise à faire pâlir l’enseigne, s’efface au second plan, poliment. Turquoise aux motifs d’or, liseré d’or ceint une peau noire, la lumière de fin d’un jour s’y réfugie en éclats profonds parce que, la beauté est son asile pour la nuit bientôt, arrive vite, le temps s’accélère : vélo ou chemises jaunes des zemidjans, les passagers sont les secondes à rattraper vers une destination plus loin que la rue, que la boutique en face, grilles fermées, ne bouge pas. Pour que le temps s’évapore librement dans la rue, la boutique, elle se doit d’être l’immobile, un serment. Un écolier, T-shirt kaki, sac orange. Une enfant, T-shirt noir, aiguilles qui se suivent, aux pas assurés, mesurés. Sans le savoir, pouls de la rue. Le temps dans les voix de deux femmes passe, habillées de pagnes de rires et de sacs à main imposants, des collègues, des amies, des voisines ? Deux femmes du temps présent, sorties déjà loin désormais, plus loin que la rue ses pavés ses voitures, métallisées noire, grise, fenêtres ouvertes, le blanc est épais et lourd entre la peau et les chemises, larges vaporeuses. Parfois, les fenêtres sont fermées alors se devine la clim’ derrière les vitres teintées d’un pick-up rouge, flamboyant. Livraisons du soir. Des litres d’eau, en bouteille des sodas, des cannettes, la moto-cargo presse la rue, accélère le mouvement. Se désaltérer, plus tard, dans l’hors-temps de la rue et son bleu et son blanc. Une moto s’arrête, s’ajoute à l’immobilité des nouvelles frontières de l’autre côté, ce qui respire et ce qui retient son souffle. Ce qui attend. Et passe une femme, pas lent et t-shirt blanc. Une bassine sur la tête, sans doute un marché, avant ou plus loin que le temps qui se dissipe dans cette rue, happé petit à petit par la torpeur de l’air au ralenti qui amène pourtant jusqu’ici l’écho de l’ignam pilé quelque part, des voix de femmes peut-être des chants dans une cour, une fête portée jusqu’ici par le vent qui ne sait plus fraîchir ce qu’il touche. Les peaux et la rue partagent la même moiteur. Quelques dernières respirations profondes en volées de deux-roues strient le paysages, le temps s’enfuit vers d’autres desseins que seuls connaissent les sacs en bandoulière, les boîtes empilées en fragiles équilibres, les paquetages ficelés bien ficelés, leurs véhicules agiles battent tempo et la rue attend que ça passe et le motard attend contre le bleu et le blanc. Il regarde, la rue ou le temps, quelques pas, n’a pas de montre à son poignet. Pablo est écrit sur sa moto. Il quitte les lieux comme une scène oubliée, coupée au montage, comme il est venu, demi-tour. Hors-champ. Les premiers phares s’allument. La lumière s’apprête à s’écraser mille éclats vont monter dans le ciel, plus tard. Fin de journée. Plan fixe, 60 minutes. Du bleu et du blanc, la route ses pavés. Une boutique, ses antennes satellites, le monde entier et la rue. Immobiles.  


Codicille : 12 février 2014. Au Bénin, à Cotonou. Je décide de m’assoir au bord d’une route, de rester là. Plus ou moins une heure de ma vie ? En tout cas avec un objectif, déclencher régulièrement et arbitrairement mon appareil photo, plan fixe  (approximatif), être là à ce qui passe, le temps.
Et si vous avez pris le temps d'arriver jusqu’ici, alors ce petit cadeau concocté rien que pour vous!

A propos de Rebecca Armstrong

J'aime la voix alors j'ai fait de la radio (associative), je produis des podcasts et mon métier c'est de faire lien avec ma voix. J'ai écrit, vraiment pour la première fois, récemment. Un manuscrit instinctif est né: des flashs d'un temps passé disons. Il s'appelle "1.2.3". Je souhaite désormais explorer l'écrire avec la profondeur que je sens ici, avec tout l'enthousiasme de la novice. (Et au fait, j'aime les tatouages, les apéros, les lecture à voix haute, mon potager minuscule, courir le matin et lire)

18 commentaires à propos de “vers un écrire/film #01 | nouvelles frontières”

  1. Rebecca, d’abord, merci pour le cadeau ! Ton écriture est comme ces images et ces sons, ce rythme qui harponne l’oreille, et donc tes phrases pareillement qui retiennent l’œil. Ça percute, ça pulse, comme la rue ! Jusqu’à cette prose fluide qui vient après cette sorte de bousculade, s’alanguit comme un fleuve et puis nous ramène très vite dans le mouvement, le monde, la lumière, la rue. Je me suis régalée à te lire… et te relire !

    • Merci pour ton message Marlen. Je m’attache (instinctivement?) beaucoup au rythme quand j’écris alors si ça percute et pulse, s’il y a du courant, c’est que j’y arrive un peu 🙂

  2. Faire voir les images et les couleurs et les mouvements du temps… c’est magnifique !

    • Merci Laure,
      Oui, j’ai eu envie de jouer avec le temps, de le faire passer différemment. Je suis ravie que tu aies aimé!

  3. Dire le temps comme un espace, en faire le personnage central, voilà une très belle idée. Harponné par cette phrase : « Le temps va et vient dans l’angle d’une rue qui l’écoule. »

    • Merci Christian. Je ne sais même pas dire comment l’idée est née. En écrivant peut-être 🙂 Et j’aime bien cette phrase aussi !

  4. ah oui alors, un coup de fouet…
    ça ne donne qu’une envie, d’écrire ses propres 60 minutes…
    magnifique…
    (petite question : as tu écrit maintenant une scène filmée en février 2014 ou est ce un texte ébauché remis sur le métier ? ce sont les dates qui m’interrogent ?)

    • Oui, j’ai écrit maintenant. De chacun de mes voyages au Bénin j’ai ramené beaucoup de matière: des interviews, des photos surtout sans jamais rien en faire et j’aimais beaucoup cette série de photos, ce long moment quand je les ai prises. C’était l’occasion d’en faire quelque chose, de leur donner vie. Je me demande si avec les propositions à venir je pourrais peut-être continuer à travailler tous ces trésors…

  5. Merci Rebecca pour ce beau texte au rythme de la rue, la vidéo est parfaite, très dans le thème d’un écrirefilm à la fois dynamique et statique par la succession d’images fixes. Assurément une belle matière première pour la suite.

  6. « …Le temps est une moto, le temps est une mobylette venant dans l’autre sens. Le temps est une voix, un homme qui chante invisible dieu et le seigneur… » Le tempsgible bleu blanc.
    « Le temps dans les voix  » tes mots qui mixent et brassent les images ( et j’aime la bande son du photomontage)

    • Merci Nathalie, merci pour ce tempsgible 🙂 et l’écoute de cette bande sonore (reconstituée)

  7. Le temps est une moto, le temps est une mobylette Le temps est une voix Le temps est un foulard : on aimerait poursuivre tous ces morphismes du temps… et l’on se laisse à regarder avec toi. Merci pour le supplément image !

    • Cet atelier est un cadeau à lui tout seul, tous nos textes des surprises délicates 🙂