vers un écrire/film #04 | La femme qui rit

Elle est celle qui commence à rire. La première expiration d’un rire. Un lent affaissement de la cage thoracique jusqu’au râle. Le râle d’un rire, son acte de naissance. L’expulsion définitive des dernières onces d’air qui se trouvent dans ses poumons pour lui laisser toute la place. Un rire qui commence par un sifflement déclinant. Un rire qui commence comme la mort. Le rire du dernier souffle. Mourir de rire.

Et puis une grande bouffée. Retrouver la vie dans une inspiration nouvelle. Le plongeur en apnée qui retrouve la surface après une longue parenthèse sous-marine. Pour rire. Elle est celle qui rit. Une immense bouffée d’air de rire. Un air tout neuf, l’air d’une nouvelle vie, l’air d’un nouveau rire. Jusqu’à l’explosion. Le feu d’artifice, mille couleurs dans le ciel, mille étoiles filantes. Un bouquet final qui n’a pas de fin. Une pétarade spasmodique. Une longue expiration saccadée de rires qui se répandent dans l’atmosphère depuis sa bouche grande ouverte. Une longue succession de marches d’escalier dévalées à toute vitesse.

Une bonne partie des muscles faciaux jusqu’aux zygomatiques sculptent son visage hilare. Elle est celle qui rit. Les muscles du cou, des épaules, du diaphragme, de l’abdomen se tendent comme des arcs. Les bras, les jambes, le coeur se relâchent. 

Un rire argentin, homérique, bruyant, retentissant, sonore. Un rire charmant, clair, communicatif, contagieux, convulsif, éclatant, émerveillé, épais, gloussant, gras. Un rire étouffé, inextinguible, incoercible, irrépressible. Un rire énorme, goguenard, ironique, méchant, sardonique, moqueur, narquois, nerveux, niais. Un rire de gorge. Elle est celle qui rit.

Son cerveau est en ébullition. L’illogisme devient émotion. Son système nerveux est en surchauffe. Elle est celle qui rit. La production d’hormones déborde, les endorphines coulent à flot et tout le corps en rire s’envole dans une bulle de bien-être. Elle est celle qui rit. Elle est celle qui danse de l’intérieur. Elle est celle qui laisse son corps se perdre dans ses émotions. Elle est celle qui laisse ses émotions se perdre dans son corps. Elle danse en dedans et en-dehors. Elle est celle qui rit.

Elle se bidonne, elle s’esclaffe, elle se fend la pêche, la poire, la pipe, elle se gondole, elle se marre, elle pouffe, elle rigole. Elle rit doucement, très fort, tous bas, tout haut. Elle rit sans sujet, elle rit hors de propos, elle rit pour un rien. Elle est celle qui rit. Elle rit de surprise, d’une blague, d’une situation, d’un jeu de mots. Elle est celle qui rit. Elle est celle qui ne peut pas s’empêcher de rire. Elle est celle qui donne envie de rire.

Alors, les autres se pincent les lèvres pour ne pas rire. Ils crèvent, ils coulent, ils étouffent, ils s’étouffent, ils s’étranglent. Ils pissent de rire, ils se tordent de rire.

Alors, l’explosion reprend. Elle rit à gorge déployée, elle rit aux éclats. Elle rit comme une baleine, elle rit comme un bossu. Elle rit comme une baleine à bosses. Elle rit à se décrocher la mâchoire, elle rit de toutes ses dents. Elle se décroche la mâchoire et perd toutes ses dents. Le fou rire d’une folle. Le rire aux larmes sans tristesse. Elle rit de tout son coeur. 

Et puis, lentement, elle arrête de rire. Quelques spasmes et puis la bête meurt. Elle garde le sourire. Le sous-rire. Son corps est inondé d’un air nouveau, d’un sang nouveau. Un nouveau corps. Un corps d’après-rire. Elle retrouve le contrôle, elle ajuste son chemisier, elle passe sa main dans les cheveux, elle remet de l’ordre. Sur sa joue, elle efface une larme survivante avec son bras. Elle se pince la base du nez entre les yeux. Elle essuie le rimmel qui a coulé. Elle se mouche. Elle revient à la vie.

Elle est celle qui a ri.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

8 commentaires à propos de “vers un écrire/film #04 | La femme qui rit”

  1. Bravo, pour la bande son, bravo pour ce texte drôle, rythmée et juste qui m’emmène ailleurs, bravo parce qu’une femme qui rit c’est un merveilleux spectacle.

    • C’est vrai que ce rire, communicatif et enjôleur, donne à la lecture un parfum agréable. Pourtant, je n’ai trouvé cette bande son qu’après avoir écrit, je ne me suis pas appuyé dessus en composant. Une bonne surprise, au final. Merci Laurent.

    • Pour l’objet de l’exercice, il me fallait quand même écrire quelque chose. Merci Danièle.

    • C’est ça, il désarçonne. Il passe au premier plan d’un exercice qui, au final, ferait plutôt parti d’un cycle « vers en écrire/musique ». L’empreinte rétinienne que laisserait un mouvement est remplacée par une empreinte sonore. Une variation involontaire (la bande son n’est venue qu’après l’écrit) mais que je trouve intéressante. Merci Michael pour ta lecture.

    • C’est vrai qu’on se sent emporté par la bande son de ce rire. Et qu’il est curieux de lire en même temps qu’on entend au sujet d’un même rire. Merci Louise.