Cinq fois sur le métier (#2) : marques

2. 1.
J’avais fait le compte : il y en avait sept. Ce sont des plaques rouges, un peu rosées parfois presque invisibles (durant l’été – passé le plus souvent sous des latitudes où le soleil donne – ma peau (cet organe particulier) a tendance à noircir assez fortement (les premières années de ma vie se déroulèrent sous ces latitudes, en un autre continent, toutefois : ceci expliquerait peut-être cela) et ces représentations (mais de quoi ?) disparaissent sans doute derrière un hâle qui dès après deux ou trois jours d’exposition, se trouve devenu assez soutenu). Ça ne gratte pas, sauf à certains moments : je passe la main doucement sur l’endroit (elles ne grattent pas toutes au même moment – celles des jambes peut-être moins que celles des coudes) et ça cesse assez immédiatement. J’ai consulté un certain nombre de fois un dermatologue (le dernier en date s’appelle B., peut-être bien Pierre, du côté de Flandres) (ce n’est pas de la publicité, on n’a pas le droit de faire de la publicité pour ces organismes-là, c’est pour fixer les idées) qui a fait une petite moue, disant « on peut faire une biopsie si vous voulez… » euh, pourquoi faire ? on saura soigner ? ça disparaîtrait ? « Ah non, probablement pas, mais on saura ce que c’est ». Je m’en tamponne, c’est là. Ce qui interroge l’homme de l’art, c’est la forme, assez ellipsoïdale, de ces objets bizarres. Presque parfaitement géométrique : il se peut qu’il s’agisse de quelque chose en relation avec quelque champignon, augmenté d’autre chose, mais de quoi ? leur science se perd en conjectures… La dernière fois, j’ai compris qu’il s’agissait d’une production parfaitement personnelle, et je me suis dit que ça s’en irait quand ça en aurait envie. Il s’en trouve une sur chacun de mes mollets, deux à l’arrière de la cuisse droite, et une derrière chacun de mes coudes (derrière ? euh, non, sur, mais derrière le bras donc), je ne les vois pas – elles me sont toutes assez cachées, elles ne me gênent pas spécialement, c’est là. J’en ai découvert une autre, juste sur le pubis, au dessus des poils dont on dispose là, assez ronde aussi, mais plus petite. Il y a quelques années, je possédais un élément de cet ordre dans le bas du dos (je ne le voyais pas non plus) d’une forme assez étrange, un peu celle des trois continents Asie-Europe-Afrique (en réduction, certes : je ne sais pas exactement à quel moment ni à quelle occasion – et d’ailleurs fut-ce continu, subreptice ou sournois, je ne saurais l’affirmer – mais cette tache-là a disparu, corps et bien). Qu’en faire ? Je ne sais (à la vérité, je dois ajouter que, depuis ma naissance, je porte dans le dos une autre tache, d’une dimension plus importante peut-être mais d’une forme qui m’est inconnue, entre les deux omoplates : on nomme le truc « angiome » ou tache de vin (familier), il semble qu’on puisse opérer pour faire disparaître, mais pourquoi faire sinon plus joli ? C’est sans doute pur égoïsme, mais ça m’est égal – j’aime beaucoup la définition que j’en trouve à l’instant « leur évolution est souvent mal connue et leur origine mal comprise » ou l’inverse –

2.2.
J’avais fait le compte, mais je ne parviens pas à me souvenir de leur apparition : elles ne sont pas là depuis toujours, c’est certain – je suis d’un naturel (disons) allergique : longtemps j’ai souffert de ce qui est nommé asthme – allergie à la poussière, acariens et autres micro-organismes ou micro-particules : lorsque j’en respire, je sens que le menton, le dos, les côtés sur les cotes, les poumons, le cou les oreilles aussi se mettent à gratter – ce qui s’est avéré me tomber dessus pratiquement avec le premier déménagement, bien que je ne me sois alors rendu compte de rien. La gêne respiratoire est quelque chose qui me suit depuis (disons) toujours (sur ce continent), elle se détermine en automne le plus souvent, l’été est moins propice, l’hiver les choses se calment, le printemps régi par les pollens et autres substances flottant dans l’air provoque aussi quelques difficultés, je m’y suis habitué, fait, résolu : il en est ainsi de mon métabolisme, j’ai accepté. Au début, mes parents m’ont envoyé en cure à la Bourboule (en soixante deux et en Auvergne) pour soigner l’affection (qui est un joli mot). Je me souviens qu’on m’administrait (le verbe n’est pas mal non plus) des suppositoires de théophyline bruno; verts; ça calmait la crise – c’est certainement en rapport, ou seulement peut-être – on se perd à chercher à savoir – et plus tard, j’ai subi ou suivi une désensibilisation chez un médecin de la mutuelle générale de l’éducation nationale dont le cabinet se trouvait dans l’immeuble immense qui marque l’entrée de la gare Montparnasse – je ne faisais pourtant pas partie de l’éducation nationale – en y allant, on passait devant une chapelle assez basse de plafond – désensibilisation à base de piqûres intramusculaires que je pratiquais dans la cuisse, moi-même, un vendredi sur deux – à l’armée je fumais des boyard maïs, puis des gitane sans filtre, l’interne de service de l’hôpital de Clamart (ça se nommait Percy) a déclenché dans mon organisme, un jour d’octobre, une crise d’asthme pour se rendre compte de mon état de grand malade et j’ai cru que j’allais y passer – c’est impressionnant, même pour moi bien que j’y sois habitué, j’entends mon souffle qui ne veut pas s’exhaler, ne peut pas et de moins en moins, la respiration devient chaotique, je peux tousser un peu, le bruit à l’inspiration tonitrue, à l’expiration ça ne veut pas sortir mais il le faut, je pousse encore mais il faut inspirer – le masque sur le visage, j’ai aspiré un air qui a réussi à me laisser respirer (l’interne était dans tous ses états, sa peau tirait dans les pâles et les verts, moi je m’en étais tiré) – grand malade titre cinq, tribunal, viré au bout de quatre vingt jours de la grande muette – vers le vingt octobre j’étais libre. Est-ce que je pourrais trouver un rapport ou une ligne de front, de fracture, de crête entre ces difficultés respiratoires et ces sept taches immobiles (d’ailleurs huit) ?
(penser à lire les consignes)

2.3.
Sept taches immobiles, plutôt huit en attendant d’autres : elles apparaissent, de temps à autre, ici ou là, elles se déplacent, se fondent, disparaissent. J’ai tourné ma jambe, relevé la jambe de pantalon et il n’y avait plus rien sur le mollet. Pour vérifier, j’ai fait la même chose de l’autre côté : elle avait aussi disparu. Il y avait quelque chose de la joie quand j’ai relevé ma manche gauche (« avec sa manche gauche/avec sa manche droite » disait la chanson) mais là, elle y était, ellipsoïdale, rose tirant dans les rouges quand elle s’allonge vers le coude. Moins guilleret, sous la manche droite j’ai découvert la même chose – un liserai noir entourait le bas de la tache, très légèrement noirci. Ça ne m’a pas rassuré – j’ai ouvert ma chemise : il y avait là, entre les deux seins, une tache comme un bleu, un coup que j’aurais reçu, bleu et mauve, allongée et précise dans sa forme, inconnue cependant, une espèce d’ouverture mais non, une sorte d’abîme mais illusoire, un trompe-l’oeil, quelque chose qui serait apparu pendant une nuit. Il y avait eu de l’orage, la lune était pleine, on pourrait se souvenir de Robert Mitchum dans « La nuit du chasseur » (mais cette évocation ne me plaît pas), on en était au matin, il était tôt, cinq heures, c’était l’été, la douche prise, dans la glace, entre les deux seins : c’est alors qu’elle s’est découverte – elle était là, ça ne m’a pas plu, la couleur allait aux mauves mais ça ne grattait pas, ça ne démangeait pas, ça ne brûlait pas : j’ai séché, passé la main en tampon avec la serviette, je ne ressentais aucune douleur ni présence inconnue ou chaleur furtive. C’était là. Ça ne m’a pas plu.

2.4.
Lorsque B. a vu ça, il a tout de suite compris. Il m’a dit « ça s’opère très facilement, ce n’est rien, je peux vous le faire tout de suite ici même si vous voulez… » j’ai été pris de court (comment est-ce, « de court » ou « de cours » ? de cour ? de courre ? non les mots sont des trappes mal chaussées, on les emploie et ils se glissent dans d’autres sens, d’autres voies, d’autres développements et d’autres conclusions) j’ai fait peut-être, il a dit je vous explique (il a sorti d’un tiroir d’un meuble en ferraille peint en blanc, le tiroir geignait, il le referme, le tiroir geint, il tient à la main son ustensile : une espèce de brosse carrée dont les crins seraient d’acier ou d’un métal solide, deux millimètres de long acérés brillants comme l’or glacés) il s’agit de passer ça plusieurs fois mais sans trop appuyer sur la plaie et elle se délite par simple effet de cercle – il avait dit « ça » pour parler du truc et me l’avait montré devant son visage qui souriait. Délite ? Effet de cercle ? Je ne sais pas exactement si vous avez vu au cinéma ce film qui se nomme Orange mécanique – il y a sur l’affiche l’oeil du héros qu’on force à rester ouvert : cette séquence est assez difficile à supporter – j’étais là alors je n’étais pourtant pas attaché, mais c’était tout comme, alors qu’est-ce que vous en dites faisait B. en me regardant et en me souriant, j’ai fait non de la tête sans pouvoir articuler le moindre mot (ils ne sont pas seulement traîtres quand on les écrit, ils le sont aussi quand ils ne viennent pas quand on veut les prononcer) et c’est à peu près à ce moment-là que je me suis réveillé

2.5.
Onguents, pommades, huiles, herbes, poudres, savons spéciaux, imprécations maraboutiques, invocations succubiques, souffles des dieux ou des diables, chiromancies et cartomancies, appels, consultations, chiropraxies et examens, enquêtes et autres tests, j’ai tout essayé – même les rêves, c’est pour dire. Je sens un léger picotement sous mon coude droit – sous ? Enfin… Je relève la manche de mon pull (un pull, en été, jte jure) je tourne mon bras, je la vois à peine, une sorte de tremblement de la peau (l’un de nos organes) sur cette surface oblongue, la forme d’une ellipse un peu comme le parcours de notre planète autour de son étoile, qui tournerait elle aussi en se déplaçant le long d’un axe qui pointerait vers une autre galaxie – sur cette surface (il n’y a que très peu de volume à ces apparitions) se lisent des traits infiniment fins, sur celle de l’autre bras, semblables et différents, je ne peux guère regarder celles qui sont derrière ma cuisse (derrière ma cuisse ?) droite, sur mes mollets, elles sont rondes, parfaitement rondes : des cercles qui auraient été tracés par un compas de peau, spécialement créé pour cet usage ou conçu pour ce faire, décoratif uniquement, c’est pour faire joli, un peu comme un tatouage un piercing une joaillerie rosée bordée d’un fin liseré plus marqué vers le rouge quand ma peau n’est pas bronzée – c’est là, une espèce de marque, de point qui, par l’effet du soleil, se fond dans le reste de moi-même

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

13 commentaires à propos de “Cinq fois sur le métier (#2) : marques”

  1. et je me suis prise à être passionnée par cette géographie de peau, si précise… pas sûr qu’on soit dans la proposition, je sais pas à vrai dire et je m’en fous… Quel mystère dans la peau…

  2. je ne sais plus combien.. pas mal y en a et de plusieurs sortes et même sans me demander si prise de court, de courre ou autre, en ai fait enlever sur demande d’un médecin mais nous n’étions pas persuadés l’opérateur et moi
    (ce qui bien entendu n’a aucun intérêt sauf le plaisir, au hasard de cette description qui avance impitoyablement, de le 2.4 et du plaisir des mots avant de poursuivre)

  3. Tu m’excuseras d’avoir ri ? J’avais pourtant une sorte de Kafka mâtiné Proust dans le colimateur (colis mateur ?) J’aurais sûrement pas dû mais plus fort que moi, nerveux peut-être ? Magnifique, comme d’hab (à un atelier tu as corrigé mon texte avant publication, à un autre j’ai utilisé ton écriture pour la pasticher); Une remarque, ce texte hashtag (je trouve pas le signe sur mon clavier comment on fait !) 3, j’ai mis une semaine à l’écrire tellement c’était contraignant côté consigne, alors une question débridée très respectueusement c’est pour un sondage : tu écoutes la consigne ou c’est pour toi un peu comme les feux de circulation à Naples : solo un concilio ?

    • @Cat Lesaffre : je ne vois ton commentaire que maintenant – ça ne fait que six semaines remarque – le dièse c’est alt gr à droite de la barre d’espace et la touche 3 ou  » – c’est bien d’en avoir ri – d’ailleurs c’est marrant et un peu excessif je reconnais – mais comme elles s’en vont, reviennent, repartent et réapparaissent, on dirait l’Arlésienne aussi… Et pour la consigne, je l’écoute j’y pense je l’oublie et je recommence deux ou trois fois.. :°))

  4. Ai bien rigolé de cette peau vue au microscope….ces traces sont sûrement là pour quelque chose. Ai pensé à « Lignes de failles » en vous lisant.

    • @Chrystel Courbassier : je le prends comme un compliment – merci beaucoup (oui, elles sont là pour quelque chose, certainement, mais quoi sinon la possibilité d’écrire à leur propos ?) (je réponds bien tard… désolé – merci encore)