Corps à corps

Plus intense que le surcroît de bleu dans l’enclos d’un ciel sans audace, plus dense que la mémoire gravée dans les livres d’histoire qui conservent les vies de ceux qui furent , plus brûlant que la flamme qui fait tordre et gémir les brindilles de bois , est le déchirement de la chair sur la nappe de terre, le genou de l’enfant écorché par les petites pierres et les grumeaux de terre qui s’infiltrent alors entre les bribes de peau sanguinolente en pleine desquamation, les poussières et les mauvais petits grains d’invisible qui se glissent incertains entre les plis des souffles qui se perdent dans les dédales du corps; cette collusion première du corps de l’enfant et du corps de la terre reste inscrite entre ses tempes qui depuis longtemps ont blanchi, semblable à une seconde naissance, encore plus violente puisqu’il s’en souvient, et les mots de l’enfant – j’ai mal et je n’aime pas la terre et je n’aime pas non plus ce qui pique après et qui coule dedans, je n’aime pas tomber mais j’aime courir – et l’humus de la terre froissée se nourrissant de la plainte de sang et de la honte tue, frétille sous cette neuve lumière. C’est bien son absence, lorsque l’enfant avance sur un sol inégal, qui rend le pas hésitant et même claudiquant, dans la peur de heurter ou marcher sur quelque chose de dur ou d’être en collusion avec une bête tapie là, prête à mordre, et la bête c’est le rat, celui qui guette sa proie dans ces allées obscures, ces couloirs qu’ici on nomme traboules, qu’il faut emprunter pour passer sous les immeubles noirs avant de rejaillir sur la place animée et retrouver la lumière du jour et savoir enfin ce que touche le pied sur le trottoir, les lignes où il ne faut pas poser, ne serait-ce que le bout d’un orteil, sous peine de catastrophe, de mort imminente, ou de simple punition qu’il est bon d’éviter, alors enjamber la plaque d’égout, appuyer la plante du pied sur une sorte d’auréole qui colore l’asphalte depuis la nuit des temps afin de se propulser – le mot est peut-être un peu grandiloquent mais à taille d’enfant c’est cela sa réalité – sur une petite marche qui mène à l’épicerie et ensuite rejaillir légèrement plus loin et enchainer des petits sauts à cloche-pied sur un jeu de marelle imaginaire – tout en faisant toujours très attention à ne pas poser la chaussure sur un trait ou une fissure du goudron – et atteindre le ciel à partir duquel il est alors possible de marcher tout à fait normalement jusqu’à l’école. Là c’est le carrelage et le plancher qui réclament l’attention de l’enfant : des tomettes de couleur – pourquoi est-ce le rouge qui revient avec autant d’insistance alors qu’à la réflexion il n’y avait rien de vif ou de chaleureux dans ce lieu, ce doit être une superposition de souvenirs qui a coloré les sols de quelques salles de classe – mais surtout des planchers sombres où le regard cherche à découvrir des formes d’animaux, de visages ou peut-être même de fleurs – seulement les jours de réussite à un exercice de calcul ce qui est rarissime il faut bien le dire – ah! les veines du bois emplies de langues fuyantes et noueuses, tremblantes et propices à une méditation qui n’a pas cessé de creuser sa géologie dans la femme qui désormais se remémore tout cela, étreignant une sorte de fil rouge où accrocher sa main et retrouver en un sourire celle de l’enfant qu’elle a été; les veines donc, celles du bois, les nœuds plus sombres où se recompose le monde, toute la poésie d’un plancher comme celui sur lequel son grand-père, fraichement arrivé d’Italie, encordé pour ne pas glisser sur ses pentes, celles du vélodrome, ponçait à genoux, et son regard à elle n’en finit pas de surplomber cet espace et de l’imaginer lui, minuscule qui, de ses mains boursouflées racle la piste pour y ôter toute aspérité: à quoi pouvait-il bien penser alors… Mais le travail sournois de l’ombre l’entraîne sur d’autres chemins où elle marche, les yeux rivés sur les pierres où il ne faut pas glisser, ni trébucher – le vide est en-dessous, et le vide est immense, plein de ses mystères et des angoisses qui le peuplent – la faille est dans le fruit offert à son regard qui ne peut se poser là tant tout le corps est pris de tremblements devant cette étendue, celle de la vie éternelle que l’on n’a pas envie de rejoindre, mais il faut passer, avancer, ne pas succomber au vertige qui prend possession du corps, ce vertige dont le corps a senti la crispation démarrer entre les omoplates et qui gagne et coupe le souffle et recouvre d’une nappe de tétanisation avec les pieds qui ne peuvent plus…, il faut alors une main secourable et une épaule où enfouir son visage, une épaisseur où les pensées noires peuvent se terrer, et parcourir le reste du chemin en se récitant des vers de Rimbaud ou de Victor Hugo, ceux qui font remonter à la surface, ceux qui traversent et redonnent à l’enjambée le rythme d’une avancée plus sereine, et c’est alors une sorte de seuil de franchi, où chaque caillou, chaque pierre garderont mémoire du passage de ce corps terrifié alourdi de peurs incontrôlables. Plus tard, l’appareil photo collé sur le globe oculaire, regarder, non pas les abimes mais les reflets du monde dans une flaque d’eau, voir l’en haut en bas, déplacer des horizons sur des surfaces improbables que les draps du vent bercent ou percent dans la lumière , et le tout déchiré, rapiécé par des rayons de soleil qui saturent l’ocre des murs que côtoient les canaux, et c’est Venise bien sûr qui se joue du photographe et l’entraine loin des foules et du bruit car il n’entend plus rien, lorsque son œil fouetté jusqu’au nerf optique n’est plus que furoncle prêt à se délester du pus qui le gonfle et il se risque dans le miroir de l’eau qui se fait camaïeu de rouges – ah les tomettes peut-être – et de lumière, une sorte de vitrail étalé et mouvant, où les traces du jour se recoupent, éveillant les rêves endormis et laissant en pâture les vestiges illusoires d’un matin recomposé; retrouver ses esprits dans la fraicheur d’une église, pourquoi pas Saint-Marc, et ne rien voir d’autre que les mosaïques géométriques qui tapissent les allées, de l’atrium à la nef, des marbres de folie à la géométrie réfléchie, du losange de Barberousse à un dodécaèdre étoilé, symbole de Vénus, en passant par le rhinocéros nommé Clara et ces pavages véritables tapis de pierres que des millions de pas ont foulé, sans se poser de questions, sans imaginer ceux qui les ont conçus puis réalisés, voulant s’approcher de la perfection, où les yeux se sentent empoignés et prêts à sombrer dans le vertige bien connu, alors comme on lève les yeux du livre pour renaître à la vie, on accroche son regard aux mosaïques verticales où les récits bibliques se déclinent afin de reprendre pied et d’éloigner la terre.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

3 commentaires à propos de “Corps à corps”

  1. c’est magnifique, les « récits bibliques », « une sorte d’auréole qui colore l’asphalte depuis la nuit des temps » (ces sols nous concernent tous)

  2. et d’abord le premier support et la première chose à quoi on se heurte, qui est à notre portée
    et la beauté, sensualité, dureté, diversité des sols, pourquoi ne les regarde-t-on pas assez ?

  3. Oh quel tourbillon, ‘les poussières et les mauvais petits grains d’invisible’ c’est très beau et évocateur… J’ai rencontré pour la première fois le rhinocéros Clara, et cette très belle photo adhère au texte, car le sol y reflète en effet tant de mémoire…