auteurs précarisés, paupérisés, fragilisés : à propos d’une enquête

de quelques questions posées par les 61 questions de l’enquête du CNL


note du 3 novembre
mail d’appel au secours du prestataire embauché par le CNC (« People Vox »), ses formulaires ne rentrent pas, ils rallongent les délais mais peu de chance que ça solutionne quelque chose sur des questions qui témoignent d’une compréhension aussi médiocre de la réalité de notre condition d’auteur.... rien de grave, sauf que l’argent du CNL c’est quand même notre argent...

 

ou comment répondre efficacement à un formulaire incompétent
J’étais heureux et surpris hier de recevoir ce long formulaire du CNL, accompagné d’une lettre signée Vincent Monadé et Valentine Goby où, pour la première fois à ma connaissance dans un document d’une telle institution, étaient clairement évoqués pour les auteurs que beaucoup s’estiment d’ores et déjà précarisés, paupérisés, fragilisés.

Je suis déjà intervenu plusieurs fois sur ces questions dans cette rubrique. En 10 ans, c’est la répartition interne des revenus de l’édition qui a basculé, des sommes plus conséquentes à un nombre beaucoup plus restreint d’auteurs, et qui fait qu’à chiffre constant l’immense majorité d’entre nous a vu ses revenus diminuer d’une bonne moitié. Non pas que nous voulussions gloire et fortune, mais ce qui nous permettait de continuer notre artisanat en bonne indépendance de père de famille s’est effondré.

En même temps, depuis des années c’est la distance même au statut d’écrivain, qui reste dans ce formulaire une sorte d’intouchable symbolique, qui mène mon activité, ateliers, enseignement, lectures performances, ou autrefois les commandes radio (elles n’existent plus) ou audiovisuelles (elles n’existent plus), je n’ai jamais considéré cela comme un revenu « accessoire » mais comme la condition sociale même de mon travail, dont la part centrale, elle, ne dépend pas de critères commerçants.

Dans ce déplacement, le web a pour moi aujourd’hui la place centrale – y compris dans la part économique que cela représente, les 5 ans sur le rêve d’une coopérative d’édition numérique (l’actuel publie.net ne m’appartient plus depuis 2 ans), ou la forme choisie sur ce site, l’accès à l’ensemble de mes livres numériques, plus autres ressources dont ateliers d’écriture, en échange d’une contribution forfaitaire, ou ma librairie numérique elle-même, maintenant qu’un socle de lecture numérique est solidement installé dans les usages, et je suis fier de cette plateforme – pas un grand jardin mais au moins c’est le mien.

Je tiens à exprimer de nouveau mon respect et ma gratitude à Vincent Monadé, dont les actions concernant la rémunération des auteurs ont notre plein soutien collectif. Je n’ai jamais compris par contre d’où venait ce « Conseil permanent des écrivains », de qui il était constitué et à quel titre il était censé représenter collectivement les auteurs, mais ce n’est pas grave, merci à Valentine Goby aussi.

Heureux donc de ce questionnaire, à mesure que je le parcourais, l’impression que ça correspondait de moins en moins à la façon dont s’articulent pour moi l’écriture et les fins de mois (de toute façon, ça ne s’articule pas, sinon on le saurait). Et eu envie de répondre plutôt par ces remarques à suivre, dont je répète qu’elles ne sont en rien polémiques.

Il est cependant à douter que l’agence qui a remporté le marché (?) de cette étude, People Vox à Toulouse, fondée et dirigée par un serial entrepreneur ait la moindre petite idée de ce qu’est l’intendance d’un auteur, et ce qui nous attache viscéralement à l’essentiel, c’est-à-dire tout simplement l’écriture.

La pince-étau qui sert à tenir les papiers pour la photo m’a été offerte par mon père à la naissance de ma fille aînée, c’était la sienne (bien plus usagée alors que ce qu’elle m’a servi depuis), c’était sa manière à lui de célébrer.

Là-dessus je m’en vais 10 jours aux USA gagner ma vie, le chauffe-eau est mort et j’ai pas de sous pour le changer.

FB

 

l’auteur et l’argent, quelques remarques sur un questionnaire



On parle argent, le formulaire doit être sérieux comme un formulaire des impôts. D’ailleurs c’est vos formulaires des impôts qu’on vous demande de sortir pour le remplir. Il a été envoyé à tous les auteurs inscrits à l’Agessa, je ne sais pas qui parmi vous l’a reçu aussi, j’espère qu’il ne s’agit pas que des auteurs astreints à cotisation Agessa (c’est mon cas depuis 1986, mais je crois que ça concerne moins de 2000 auteurs, à partir de 7000 € de droits d’auteur par an, auquel cas échapperait à ce formulaire, d’emblée, la plus large part de la création littéraire. Bien sûr, j’ouvre les commentaires ci-dessous pour discussion collective.

 


Au premier survol, ce qui m’avait gêné c’est que la première chose demandée ce soit sur les « retraites complémentaires ». Je ne paye pas de retraite complémentaire. Je cotise depuis 1986 à l’Agessa, mais avant, j’avais passé 6 ans sans être inscrit à la sécu, et quand il a fallu établir mes droits j’ai été incapable de retrouver mes traces administratives, par exemple les fiches de paye Villa Médicis en 84-85. La retraite sera donc légère, même si ma nomination en école d’arts, septembre 2013, 1ère fois que j’ai un emploi fixe depuis 1980, devrait aider un peu et que je dois pouvoir tenir jusqu’à 67 balais (mais ce serait pas un cadeau à la jeunesse, je rendrai le tablier avant). Je sais seulement que je devrai continuer de publier pour que les fins de mois soient bouclées, et que le reste on s’en tape. M’a surpris aussi cette barbarie de sigles : RAAP, RACL, RACD, je connaissais le RAID, la RATP, que l’État est un organisme qui RACLE certainement, et toute une case de « classes » de la SOFIA : organisme auquel je n’appartiens pas et dont je peux seulement certifier, depuis 15 ans de numérique, que leurs positions sont toujours à côté de la plaque.

Maintenant, c’est plutôt le gros titre qui m’interroge : et si le problème, justement, c’était la grammaire : le partitif « du ». Dans « vos activités d’auteur du livre » en grosses majuscules : tu vois le marchand de chapeau place du Grand-Marché à Tours (qui se porte très bien d’ailleurs) : vos activités de marchand du chapeau ? En quoi l’écriture et la littérature se restreignent au livre, si c’était précisément ça que tous ceux qui s’en tirent plus ou moins ont réussi, pour eux-mêmes, à remettre en cause ?

Je suis auteur, certainement. Je publie des livres, certainement (en mars prochain, Fictions du corps chez François-Marie Deyrolle, j’en suis bigrement fier, et les Montagnes de la folie direct en Points Seuil, si fier aussi). Mais ce n’est pas le livre qui définit mon auteur de. Je suis auteur de blog, de carnets, de vidéo, d’oeuvres audio, et comment aujourd’hui c’en serait autrement ? Si le chapelier de Tours ne vendait que les chapeaux de mariage qu’il y avait dans sa vitrine il y a 10 ans, les jeunes qui ont repris la boutique n’en auraient pas fait ce que c’est là.

Mais après, et clairement c’est ce qui m’a décidé à ne pas répondre à ce questionnaire, sinon ici, regardez les 17 cases à cocher qui suivent. J’écris de la littérature, elle est ma question, mon enracinement. Le mot n’est pas prononcé. Le CNL s’est appelé Centre national des Lettres avant de devenir le Centre national du Livre. Les livres de coloriage pour adulte sont les best-sellers du moment : et moi je devrais cocher la case « romans (hors jeunesse) » et « essais, actualité/documents » plutôt que la case « loisirs créatifs » ou « religion, ésotérisme » ? Cette division par genre, c’est aussi un des premiers basculements à initier pour qui invente. Et moi je n’ai pas à cocher « autres » parce que ce que j’écris ne participe pas du roman, et que mon écriture « essais » ne relève pas de l’« actualité » – je ne veux pas être ravalé à du produit.

Clairement, la reconduction de la rigidité qui cause en bonne partie l’érosion et l’effondrement est reconduite sans être interrogée. J’ai trop de fierté à la littérature – le reste ne m’intéresse pas.

 


Là aussi, ça m’aurait plutôt fait sourire. C’est une belle question. Travaillez-vous plutôt à votre domicile, dans un bureau indépendant, dans un bureau partagé, dans une bibliothèque, à « la Manufacture Paris » (c’est quoi ?), dans un « espace auteurs » (à Tours on a « l’espace Rimbaud » mais c’est dans la ZUP).

Où donc, que je travaille ? Mais là, sur mon clavier. Et je le mets où, mon clavier ? Je travaille magnifiquement dans les voyages longs en train. Chez moi c’est souvent de l’admin et des soucis, alors oui, pour attaquer un texte neuf, mieux vaut le gîte en Auvergne ou la nuit d’hôtel (come on, Baltimore !), ou une terrasse de bistrot à Paris même si c’est juste 45’ (je vous dis pas mes préférées, c’est secret), ou cet été cette fenêtre prêtée au 10ème étage sur Frisco. Baudelaire refusait la table, moi je refuse le bureau. Par contre, oui, ma petite turne ici c’est pas un bureau, mais un atelier. J’ai des machines (scan, imprimante, dalle 27’’), j’ai mon pupitre à écrire debout qui me sert aussi pour les prises photo, j’ai mes pieds photo, mes pieds micro, mon tiroir audio, et même ma bibliothèque. Du point de vue terminologique, je dirais que je suis bien dans ma petite turne atelier précisément parce que ce n’est pas d’abord un lieu voué à la rédaction littéraire, pour laquelle le clavier du MacBook suffit (et, en ce cas, plutôt dans l’autre pièce, en position semi-couchée sur canapé), mais j’accepterais l’idée que j’écrive dans ma bibliothèque (et pas une bibliothèque. Ceci dit, j’aime bien le co-working. On est dans la même pièce, on est chacun à son ordi et ça dépote – mais rarement pour le « perso ».

Maintenant, trêve de plaisanterie. Ce qu’il y a de sérieux dans cette question, c’est l’assignation du lieu, même si l’auteur n’a pas d’autre lieu que sa tête : chaque année (pour mon eurl, mais tous les auto-entrepreneurs dès la 2ème année), on est astreint à une « taxe foncière d’imposition forfaitaire pour les entreprises de réseaux ». C’est 470 euros. Dites, l’État, vous savez ce que ça représente, dans une économie comme la mienne, 470 €, et ce alors que je paye déjà une cotisation foncière sur la pièce de ma maison convertie en micro-atelier de 9 m2 ? Cette taxe pour moi est une insulte permanente, typique de la bureaucratie immobiliste franchouillarde qui nous dirige, nous plume, tout en vivant elle dans les ors de la République, les cumuls, l’arrogance. Mon salaire de prof titulaire en école nationale supérieure d’arts : 1670 € par mois. Le salaire des 14 conseillers de la ministre qui n’a jamais mis les pieds dans une école d’art en 2 ans : exactement 8 fois plus. À quoi qu’ils servent, mes 470 € annuels saignés parce que mon lieu de travail c’est mon clavier.

 


Cette partie du formulaire ne m’intéresse pas. TVA, jamais rien compris. Démarches auprès du service des impôts : je préfère plutôt les fuir. Retenue à la source : déjà bien assez de retenues de tous les côtés. C’est la barbarie administrative la plus pure. Je suppose que ça concerne ceux qui touchent le gros paquet, Goncourt ou le genre – mais dans ce cas on porte tout au cabinet de compta (j’en ai un, et d’excellence, je suis en règle, béton). Au cours des 5 dernières années, vos revenus etc... là ils auraient franchement mieux fait de mettre un pourcentage : vos revenus d’auteurs se sont écroulés de combien : 30, 40, 50 % ? Ça aurait été plus marrant.

 


De celle-ci, je serai bref. Droit de prêt : on taxe les bibliothèques selon la quantité de prêts à l’unité, et d’ailleurs pour beaucoup c’est les subventions qui compensent. Sans compter, sous le nom PNB, une usine à gaz encore plus dinosaure qui se profile pour le livre numérique au compte-goutte sous parcmètre. L’argent collecté est envoyé à un organisme central, qui paye ses locaux (allez voir, c’est pas trop la misère), ses ordis, les salaires de ses chefs et ceux de ses stagiaires, et qui en redistribue la moitié aux éditeurs, la moitié aux auteurs. Vous croyez franchement que tout ce bazar ça me paye un paquet de nouilles, même après 30 ans de boulot et autant de bouquins dans le circuit ? Ajoutez la taxe reprographie : moi en tant qu’enseignant je suis zéro papier, donc pas de photocopies. Et j’utilise Dropbox, plus jamais de clés USB, pourtant taxées pareil. Alors, votre taxe reprographie, en imaginant qu’il m’en soit revenu un demi centime, ça vaut le coup de nous poser des questions dessus ? Quant à la « copie privée », idem : au CNC on utilise des liens VIMEO, et moi tout ce que je regarde c’est via l’ordi, à l’école on passe notre temps à ça. Alors, un des 4 on change d’époque et on occupe vos usines à gaz à un peu plus utile ? Cette machine ne sert, à notre détriment, qu’à se financer elle-même, sauf évidemment, une fois de plus, prime aux big gamers, tout pour les gros rien pour les petits. Et justement c’est ça le problème : l’invention, en littérature, ça joue petit – mais sans remords.

 


Voyez-vous, celle-là c’est celle qui m’a le plus mâché. Quand j’ai décidé que ce truc était trop loin de mes problèmes réels, j’ai déchiré et mis à la corbeille (où la vieille pince-étau du paternel pour gommer la déchirure). Sur le soir, c’est ce truc-là que j’avais sur le coeur, douceâtrement, obscurément, et qui m’a fait aller repêcher le formulaire et le photographier.

En apparence, rien de plus banal et naturel. Mais regardez de près. Dans quel lieu social est censé intervenir l’écrivain : « dans une maison de retraite, un hôpital ou un établissement pénitentiaire / dans une librairie / dans une grande surface culturelle / à destination d’un public scolaire / dans une bibliothèque ». Même l’ami Jean Rouaud, qui une fois m’avait taxé de prêtre-ouvrier de la littérature (mais les temps ont changé depuis) n’aurait pas osé écrire ça. Mais MERDE, le dialogue avec la littérature (au sens strict : le langage mis en réflexion, selon Blanchot) c’est réservé aux hôpitaux, prisons et élèves des lycées ? Mais quelle conception de la société.... Moi je me suis régalé à intervenir au CERN, à dialoguer avec les chercheurs de Saclay, j’ai fait des ateliers d’écriture à l’aciérie de Fos-sur-Mer, et à Saint-Pierre des Corps au pOlau on en bave pour organiser des actions mêlant paysagistes, architectes, urbanistes. À Cergy j’accompagne les étudiants qui interviennent à la Centrale de Poissy, et mes propres lectures ici à Tours c’est surles ronds-points. Alors c’est quoi mon vrai problème : regardez le magnifique programme de résidences d’auteur de la Région Île-de-France (en espérant que ça survive aux ombres de décembre), est-ce qu’on a jamais réussi à pousser la porte des entreprises ? Alors ça mène à quoi ces cases à remplir, avec la note en euro à l’autre bout de la ligne, comme le prix sur le camembert : écrivains, tous à l’hospice, y a a de la gagne ! Non, c’est l’horreur. Pas ça. Pensez au mouvement Occupy : plutôt cette logique-là, oui. Là, il y a le CNES qui nous propose des vols en zéro G : oui, oui, oui. Accessoirement : jamais les rédacteurs de ce questionnaire ne se sont questionnés sur le fait que nous autres, si redevables à Suisse, Belgique, Québec, US (enfin, pour moi), on ait quelque souci de l’échange hors frontière, de l’ouverture que ça représente et de tout ce qu’on reçoit. Plus franchouillard tu meurs.

 


Là, très bref aussi. Question à cocher : « Vous êtes : un homme / une femme » (dans cet ordre). Simple, banal. Juste illégal (depuis peu). En tout cas, et pour moi c’est très sensible, une question qui serait inopérante dans mon école, tout simplement parce que ne pouvant s’appliquer exhaustivement à la communauté.

Passons sur le reste : « se compose votre ménage », le ménage qu’il y aurait à faire, c’est pas à notre niveau. C’est des questions lourdes : nous on est deux à écrire, y a pas celle qui bosse et celui qui plume. Mais ça a été un choix raisonné pour Georges et Paulette Perec avant Les choses, ou pour Nathalie Sarraute. Je ne ferme pas la question, ni celle du plafond de verre : le nombre d’écrivains-femme en Pléiade est inversement proportionnel à la proportion de stagiaires-femme dans l’édition. Et c’est bien pour ça que dans mes ateliers j’essaye de ne jamais contourner cet enjeu politique précis.

Si j’avais renvoyé le questionnaire, je ne sais pas ce que j’aurais coché. À la question « êtes-vous », que répondre ? Sinon le toujours subversif Montaigne : « je suis la matière de mon livre » (et elle n’est pas genrée).

 


La case salariat... Interrogation plus personnelle et jamais refermée. En septembre 2013, j’ai concouru puis accepté un poste – désormais titulaire – d’enseignant dans une école d’arts (nationale supérieure). On est 3 titulaires de poste écriture sur 46 écoles. Une sorte de honte européenne et internationale. La directrice d’un autre établissement national supérieur de référence m’a dit textuellement, il y a quelques semaines, à propos d’un projet de workshop qui aurait associé nos 2 établissements : « ça ne fait pas partie du métier de ...., écrire ». C’est pour ça qu’on organise ce colloque, les 16/17 novembre (bienvenue !). Les revenus issus de ce travail (2 jours d’immersion hebdo, mais activité non-stop sur l’année) représentent la moitié de ce que m’impose ma charge familiale. Je suis à la fois heureux de disposer d’un labo permanent (pas encore stabilisé ce que déplace tout ça, et quelle pêche les élèves...), et dans le sentiment que ni le statut de fonctionnaire ni la progression à l’ancienneté ne sont des critères pertinents par rapport à ce qu’interroge ce travail. Comme pour France Culture, le CNRS et pas mal d’autres trucs, je pense que ces jobs devraient être attribués pour 3 ans renouvelables 1 fois, le pays irait plus vite. Alors (comme mes collègues) artiste intervenant es qualité dans une école et titulaire de ce poste, s’agit-il d’un temps plein, partiel, et selon quel curseur ? Mon insomnie du mardi soir à l’Hôtel Première de Cergy fait-elle partie du temps de travail ?

Maintenant, est-ce que jamais j’ai poussé la porte de l’EnsaPC en écrivain qui vient combler ses fins de mois ? Les étudiants auraient tôt fait de remettre les pendules à l’heure. Dans la totalité auteur qu’est mon travail, il y a ce laboratoire-là – je ne suis pas venu à ce travail parce qu’économiquement j’étais à la peine (j’y suis toujours, beaucoup de choses que je prenais et que je ne peux plus prendre à cause de l’implication école), mais parce qu’il augmentait d’un cran le sens de mon travail d’auteur. Corollaire : depuis septembre 2013, mon identité civile c’est professeur (oui, affirmer qu’écrire s’apprend) catégorie A échelon 2 (depuis ce mois-ci, c’est pas lourd sur l’échelle), et psychologiquement c’est un effet dingue : j’exerce seulement la littérature en amateur, ce n’est plus ma case sociale.

Je laisse les petites choses secondaires : depuis 2 ou 3 ans on nous ponctionne encore nos maigres droits de 0,95% pour notre formation (ajouter professionnelle pour faire bien). Evidemment, quelques requins se sont mis sur le créneau pour absorber la manne, et ça sent tellement le malaise que l’autre jour quelqu’un de l’organigramme du MCC me disait qu’ils seraient bien heureux si on leur proposait enfin un débouché honnête pour cet argent piqué aux auteurs, auxquels en gros on propose en compensation des formations à Excel ou bien aux dédales de la TVA. Ça sent un peu le roussi, sauf que c’est nous les ponctionnés, et ça aurait gagné, du point de vue de la pudeur, à ne pas être évoqué dans ce questionnaire.

 


Celle-ci, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder toute la vase. Brave et saine colère. Mais lisez, lisez donc... (là, sur votre écran, puisque vous me lisez sur le web – l’écran à réfléchir, à écrire, à vivre)...

Classé dans l’ordre : revenus issus de la presse (ah oui, merci Nouvel Obs, un article il y a 2 ans, merci Télérama, un article il y a 3 ans... un texte dans l’Huma cet été mais c’était gratuit, no pb par contre ils auraient pu m’avertir de la publication), droits pour l’écriture de scénario ou collaboration audiovisuel (mais moi, la collaboration avec Pages/Images pour le projet Fos et peut-être un projet Lovecraft à venir, ou les docus pour Arte quand Arte commandait des docus, c’est pas une activité secondaire : il fait partie de mon aventure d’écriture qu’on aille vers le réel avec des outils à voir, qui produisent le voir par notre action même).

Mais surtout la case 3 : « autres (contenus web, sous-titres, doublages) ». Quinze ans que je tiens ce site web. Depuis au moins 2 ans ma plateforme principale de publication et exploration. Et oui, une micro-micro-bulle économique, mais à mon échelle elle est décisive : payer le serveur et la fibre, payer les logiciels, payer un peu de matos et changer de temps en temps mon ordi – oui, c’est grâce aux lecteurs, et à un déplacement que je considère essentiel, mes livres numériques non plus selon un principe de droits d’auteur, mais un accès forfaitaire et permanent... Bien sûr, c’est peanuts, surtout si on regarde le peu de collègues auteurs (et ce n’est pas une question de génération) qui s’y aventurent. Mais c’est aussi un fabuleux terrain d’invention : voir chez Julien Simon ou l’étonnant et beau Monstrograph de Coline Pierré et Martin Page. Alors oui, désolé, moi je suis de ce pays-là. Si vous estimez qu’écrire web c’est assimilable aux sous-titres et aux doublages, bienvenue dans la transition numérique. C’est à aller se pendre, si on ne l’avait pas fait déjà 10 fois (ô mânes du prix unique du livre numérique selon la loi, registre Relire et tant d’autres indices de l’ouverture d’esprit dans la chaîne du livre). Oui, la question de l’économie pour notre activité web est posée, parce que liée à notre possibilité d’inventer, et surtout de le faire de façon libre et indépendante. Mais bon, là on n’a plus trop le temps de vous attendre (et notez bien que la maison d’à-côté de la mienne c’est un couple d’auteurs de doublages pour Arte, et que les sous-titres c’est mon mode d’action vidéo-littérature : c’est juste que, voyez-vous, le train web il est déjà parti, et pas à la 3ème case...).

 


Celle-ci m’interloque sur le fond, mais en quittant le niveau polémique (il n’y a ici nulle polémique, que des questions dont l’intensité est proportionnelle au sentiment d’impasse quant à ce que Duras nommait la vie matérielle). Qu’est-ce que le temps consacré à ces activités d’auteur ?

C’est un des points sur lesquels on travaille constamment dans l’enseignement. Les 8 ans consacrés à Saint-Simon pour la rédaction de ses Mémoires, récrivant ses 14 ans de cour (1709-1723). Le temps intermittent de Balzac, 14 jours tous les 2 mois, avec une production toujours sensiblement équivalente à 140 pages. Les 120 poèmes des Fleurs du Mal en 25 ans de rédaction. Les recopiages de Flaubert, chapitre par chapitre, avec les hivers à Paris sans écrire. La journée de silence de Michaux écrivant seulement le lundi, consacrant les 6 autres jours à peindre pour ne pas penser ni écrire. Les enfoncements alcooliques de Faulkner, et ses galères de bagnard hollywoodien. Bergounioux qui, de toute sa carrière de prof de collège, n’a écrit qu’au mois d’août. Les carnets jour après jour de Kafka, où on écrit même que rien écrit.

Je ne sais pas ce que c’est que le temps consacré à mes activités d’auteur. Et encore moins ce que serait une activité de promotion. Et quand je marche ou que j’ai le cul dans la salle d’attente de la gare de Saint-Pierre des Corps, est-ce que ça entre dans le décompte, ou pas ? Allons plus profond : mon cours du mercredi matin, son temps de préparation, son impro sur 1h50 en amphi – ce dernier mercredi, Balzac –, est-ce que c’est à côté de mes activités d’auteur, y compris en ce qu’il m’en dépossède ? Question qui vaut probablement pour quiconque enseigne, tous âges tous lieux.

 


Ce n’est pas forcément par celle-ci qu’il aurait fallu finir. Le mot accessoire est un enjeu essentiel. En 1993, quand on a tenu à Montpellier un colloque sur les ateliers d’écriture, Michel Tournier (qu’il aille en paix, et nous l’aurions déjà oublié sinon) s’était fendu d’un éditorial en Une du Figaro : « prétendent-ils de faire de tout le monde des écrivains ? » Aujourd’hui il me faut plus que 2 fois les doigts des 2 mains si je voulais tenir le registre des auteurs publiés que j’ai croisés, en amont, dans mes stages ou ateliers. Mais justement, ce registre je ne le tiens pas. Je préfère la réponse des collègues US, quand ils disent ne même pas se souvenir de leurs premières séances de creative writing, tant ça a toujours été là.

Pour moi, ça n’a jamais été un accessoire. Dix ans après mon premier livre chez Minuit, ça réouvrait l’écoute du monde. Les années Montpellier ont été une bifurcation principale dans mon travail même. Cette fascination je continue de l’éprouver, en cela qu’elle est très simple : pas de partage de la littérature sans pratique de la littérature. Les facs françaises, hors exception comme le beau master Paris VIII, sont encore un bastion d’hostilité, comme sur l’écriture web d’ailleurs. Combien de fois, cette semaine encore, avoir testé qu’un arrangement pourtant très simple de mots, mis entre guillemets dans la recherche Google, se révélait n’avoir jamais été utilisé pour désigner le monde.

Cette définition de « revenus accessoires » a été une sorte de cheval de Troie pour casser le syndrome Tournier : non, un auteur ne cesse pas d’être lui-même quand il propose de mettre en partage sa pratique. Il n’y a qu’en France que ça se pose, parce que c’est les mêmes qui tiennent tout, la presse littéraire, les radios, l’université. Merci à Vincent Monadé, depuis 2 ans au CNL, d’avoir fait avancer le dossier plus qu’en 10 ans avant lui : l’URSSAF menaçait un certain nombre d’institutions qui s’étaient mises en tiers pour permettre ces ateliers, souvent rémunérés – par dérogation – en droits d’auteur. Je me souviens d’un rendez-vous à la SGDL, avec Absire qui en était le président d’alors, et son successeur Jean-Claude Bologne, apprenant que je disposais d’un SIRET, s’écrier : – Comme un plombier ? C’était il n’y a pas si longtemps pourtant.

Ce sont des problèmes de fond posés par la rémunération de ces résidences d’auteur, de plus en plus fragmentées, avec missions d’animation sociales ou scolaires sans aucune formation préalable, et souvent assorties d’une obligation de séjour (voir ici ou ici, tout simplement parce qu’il y refus sociétal de considérer l’activité sociale de l’auteur comme relevant du droit commun en matière de contrat de travail – ce qu’on accorde au théâtreux ou au vidéaste simplement parce que l’héritage symbolique n’est pas le même, syndrome Tournier toujours.

Peut-être que tout simplement j’aurai passé ma vie dans l’accessoire ? Et si c’était ça la fin : non, je ne renvoie pas ce questionnaire rempli – 1, parce que je ne saurais pas le remplir, il est trop éloigné de ma réalité d’auteur – 2, parce que le temps n’est plus à la déploration quant à ce qui s’écroule (le banquier La Martinière qui saborde le Seuil en revendant Volumen à Editis, et pompant tous les revenus positifs d’une entreprise d’édition avec magnifique activité, mais allez demander un à-valoir dans ces conditions – on serre les coudes ensemble et voilà tout, et on réfléchit ensemble à comment inventer, notamment avec les poches et le beau et subversif labo qu’est toujours Fiction & Cie : c’est plutôt là, dans la logique de l’argent appliquée à la « grande » édition, qu’il faudrait chercher à peser), mais bien à l’invention d’activités nouvelles, et le web mériterait de réunir les efforts plutôt que de souder les momies – mais il semble que même le Ministère de la culture ait renoncé, ici, par rapport aux lobbies, on n’entend plus jamais parler de numérique.

Et si la nouvelle question, dans ce contexte, devenait : auteurs précarisés, paupérisés, fragilisés parce qu’ils le veulent bien, parce qu’ils se tiennent hors de l’élan web qui nous permettrait à tous de pousser la roue plus fort ? Je vous assure que je parle sérieusement, sans frime, avec la même angoisse que tous.

Je souhaite bonne chance à People Vox (en français dans le texte), au moins pour son compte en banque, de nous en tirer des choses utiles pour qu’on ait mieux que des nouilles à Noël. Qui répondra ? Est-ce que ceux qui en font, de la thune, se préoccuperont d’en partager les données ? Bof...

Allez, j’ai débordé le temps que je m’étais imparti, merci à vous d’avoir lu, et si vous ne souhaitez pas soutenir le site, lisez un de mes livres numériques, ce sera le plus beau cadeau en retour – et justement parce que ça n’entre pas dans les catégories héritées, les 61 questions du livre...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 24 octobre 2015 et dernière modification le 4 novembre 2015
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