#enfances #01 | Jeux de mains

Une grand salle commune, toute en longueur, recouverte de peinture jaune paille, qu’un néon blafard illuminait d’une lumière stellaire la longue table en bois trônant au milieu de la pièce…la peinture et le néon se renvoyaient des éclairs et des éclats subtils de chaud et froid, baignant les êtres et les choses qui se trouvaient là. Les uns et les autres changeaient d’apparence en fonction de son exposition. La lumière éclairait crûment des fronts dégarnis par le poids des ans ou bien renvoyait des joues injustement couperosées par les jeux de contraste…quoique les couperoses n’étaient pas toujours des jeux de lumière…Cette grande salle commune, polyvalente, d’apparence austère voire inhospitalière, servait de lieu de vie en commun à une famille nombreuse, qu’une salle à manger standard n’aurait pas suffi à regrouper, sauf à séparer les enfants des adultes, ou à organiser des services différents pour rassasier cette nombreuse fratrie, en pleine croissance et débordante d’appétit. Ces tablées n’avaient rien d’exceptionnelles…c’était le quotidien et le dimanche on y rajoutait des couverts pour les oncles, les cousins et les amis…il fallait quelquefois rajouter des tables et des chaises de camping pour chaque convive y trouve sa place… Ma tante s’asseyait toujours en bout de table écoutant avec bonne humeur les conversations entremêlées des uns et des autres…Ecouter quinze enfants et ado, sans compter les adultes, n’était pas toujours facile, mais l’air revêche et sa stature de dame « matronesse » l’aidaient beaucoup à se faire respecter des uns et des autres. Quand l’un d’entre nous « dépassait les bornes » ma tante désignait le fautif d’un doigt impérieux, en lui intimant sêchement de « se tenir tranquille ou bien il allait voir… ». Un silence s’instaurait mais généralement de courte durée…le brouhaha reprenait de plus belle. Voyant que sa menace ne donnait rien, ma tante se levait de table, sans un mot, en levant une main large comme un battoir, digne de celle d’un catcheur, filait droit vers le cousin ou la cousine rebelle. Malheur au fautif qui ne la voyait pas arriver. Elle agrippait la main qui tenait la fourchette et de l’autre assénait une gifle sonore mais pas trop appuyée sur une des joues découvertes…le tout ponctué, d’une voix calme et prévenante : « la prochaine fois qu’elle se lèverait, elle doublerait le tarif… » c’était en général assez dissuassif…jusqu’à la fois suivante.

Un invité se joignait régulièrement et obligeamment à la tablée. C’était un hôte de marque pour ma tante qui l’asseyait à sa droite, quitte à intimer à mon oncle, homme effacé, et dont le physique fluet ne permettait pas de s’imposer face à sa « maîtresse » femme qui n’aurait pas hésité, je pense, à lui sortir « la boîte à gifles ».Cet époux dévoué et compréhensif, s’éxécutait sans broncher et allait s’asseoir à l’autre extrémité de la table parmi les plus chahuteurs d’entre nous. Cet invité de marque, un homme quinquagénaire, d’allure distinguée, portait toujours un veston veston et cravate quand il passait à table. Cela contrastait avec les tenues quelque peu débraillées de quelques uns d’entre nous. Etait-ce par courtoisie ou par coquetterie? je ne l’ai jamais su mais cet invité de marque arborait fièrement au revers du veston, un ruban vert et bleu. C’était une médaille militaire. Ma tante l’appelait « mon commandant » avec déférence. C’était un voisin de la famille, célibataire et qui rendait, semble t-il de menus services, comme « pistonner » ou de « faire réformer » mes cousins en âge d’être incorporé au service militaire. Ma tante tenait à garder la fratrie auprès d’elle. Cet officier, dont on disait qu’il avait « le bras long », s’occupait de la correspondance administrative de la famille. Mes cousins et cousines les plus âgés savaient écrire et la plupart avaient le certificat d’études, mais le commandant possédait une belle plume, traçant de belles lettres, des pleins et des déliés harmonieux, qui ravissaient ma tante. Ne demande pas t-on à un officier d’avoir une belle écriture pour « coucher des beaux rapports »?. Mais cet ex-militaire avait un autre talent : celui de soigner les migraines. Hasard ou malchance, ma tante se plaignait de migraines « terribles », précisément le jour où toute la famille et cet hôte de marque étaient réunis pour un repas dominical. Nous n’étions pas plus nombreux ni plus bruyants que d’habitude mais les migraines ça ne prévient jamais. Comment faisait-elle quand il n’était pas là? Je suppose qu’elle prenait un aspirine, mais le remède était tout différent avec cet ex-militaire. Debout face à ma tante, il apposait ses mains manucurés sur sa tête et les tempes qu’il écartait busquement et soufflant sur les doigts comme pour en chasser le mal. Il recommençait ces manipulations juqu’à ce que son hôtesse se sente soulagée…Pendant ce temps, nous bafrions, indifférents aux soins apportés à notre parente, qui reprenait elle aussi son repas maintenant qu’elle se sentait mieux. Pas de médicament, ni d’herbes médicinales, juste un verre de vin pour hâter la guérison.

A propos de Laurent D.

En quête de mots et d'histoires à réinventer