#doublevoyage #09 | Des récits enchâssés

  1. Récit à l’intérieur du chapitre II (dans double voyage 5)

récits qu’Emilie — elle se voulait une habituée de l’endroit — nous  racontait volontiers  — à notre mère, Céline et moi — lors du déjeuner quand notre père était absent. Un jour, elle attendit que le silence se fit pour prendre la parole et presque à voix basse affirmer qu’on venait de lui dire Je crois que c’est vrai car je vois de qui il s’agit, qu’une fille, habillée en garçon, C’est quoi habillée en garçon ? on demanda, Ne m’interrompez pas, ressemblant à un garçon, Pareil, c’est quoi ? on continua, Vous voulez savoir mais vous n’écoutez rien se fâcha Emilie, alors On est tout ouïe on dit sérieusement et Emilie put enfin sans être chahutée relayer les faits — était-ce pure invention de sa part ? — dont un autre avait été le témoin, les faits et leurs incroyables conséquences, incroyables, c’était bien ce que nous, on pensait.

Guy — en le nommant, Emilie avait rendu pour nous le récit plus proche, plus intime — semblait avoir voulu se confier à notre soeur — à laquelle nous nous gardions de narrer quoi que ce soit, notre mère disait d’elle qu’elle était un peu fofolle — comme si l’évènement — qui s’était déroulé dans la boîte de nuit — l’avait tant perturbé qu’il lui avait fallu en parler. Une fille avait dansé un slow avec un garçon qui l’avait invitée. Ils avaient flirté et il avait eu l’air de beaucoup lui plaire car elle était revenue plusieurs soirs d’affilée. C’était un très joli garçon, visage fin, peau douce. Plutôt grand et très mince. Volage, il ne s’intéressait pas qu’à elle au cours d’une même soirée et sûrement demandait plus qu’elle ne paraissait vouloir lui donner. Tous ricanaient dans le dos de la fille car elle ne voyait rien de la supercherie. Un soir qu’il portait une blouse transparente sous sa veste entrouverte, elle vit ses seins. Des seins de femme. La stupeur passée, elle lui tourna le dos, s’en désintéressa. Comme on l’interrogeait plus tard sur sa mésaventure, elle répondit qu’elle en avait été transformée, pour toujours. Qu’à partir de de ce moment, elle-même avait flirté avec les filles les plus masculines qu’elle rencontrait parce qu’elle avait découvert qu’elles lui plaisaient davantage que les hommes.

            Emilie insistait. Guy a été formel, l’histoire est vraie. Et ce fut à notre tour d’être secouées, dans l’incompréhension et mal à l’aise face à ce qui s’était passé rue des gestes, presque sous notre nez, et que nous étions toutes les quatre bien incapables de nommer en ce début des sixties.

2. Récit à l’intérieur du chapitre I (dans double voyage 5)

— nous attendions, l’œil clos sur le noir de la nuit, le ventre habité par la douleur d’être — incroyablement — vivants.     

Le soleil cognait, l’endroit était désert — une route droite et fine, engrossée tout à coup, deux terre-pleins poudreux sur chacun de ses flancs — midi en plein été, le bus venait de s’arrêter, quelques-uns d’entre nous étaient descendus, aveuglés par la lumière crue, heureux de la retrouver là, inondant une campagne herbeuse, plate, innommée, lointaine ou proche de Toulouse — qui le savait ? — et par un effet d’optique l’horizon miroitait, blanc comme la mer. Ma soeur Céline dormait à mes côtés, à l’intérieur du bus, et sans doute par ennui, je m’endormis aussi. Quand je m’éveillais, le bus roulait à nouveau, un grand silence régnait à bord et une jeune fille inconnue se tenait debout, aux côtés du chauffeur. Céline s’était penchée vers moi et d’un coup de menton, en désigna la passagère. On ne sait pas qui c’est, maman m’a raconté.

Et voilà qu’en même temps que le bus — un choix de l’un devient aussitôt l’évidence d’un autre — une voiture rouge s’était garée sur l’enclave d’en face, voiture dans laquelle se trouvaient une jeune fille, un jeune homme, d’une vingtaine d’années. Le conducteur était sorti en premier de la voiture, la portière était restée ouverte, il s’en était allé jusqu’au bout du terre-plein — une place où l’herbe jaune abruptement prenait de la hauteur — planté là, il tournait le dos à la fille, à ceux descendus du bus qui les observaient. La jeune fille était sortie à son tour de l’auto, et avant qu’elle le rejoigne, d’un mouvement bref, il fit volte-face et lança un caillou. Maman a dit qu’il visait la tête !

En un bond, La jeune fille s’écarta de la trajectoire. Le caillou cependant atterrit à ses pieds, alors, du bout de sa sandale, maladroitement elle le poussa comme si c’était un jeu.

Il a couru jusqu’à la voiture et il a démarré. Il l’a laissée toute seule au bord de la route. De là où je me tenais, je la voyais de dos. Tu es sûre qu’elle n’a pas un trou dans le crâne comme le monsieur qui vendait l’Aurore, celui qui est mort devant notre porte ? Et Céline, se voulant rassurante, de répondre Mais non, chez nous c’était la guerre. Ce n’est pas pareil ici. Son propos était clair, chez nous, c’était avant, c’était derrière, le passé.

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