#été2023 #03 | Isaac Albow

Comme je l’ai dit, Aleski, est marin. Il est né à Alger. Il a- à ce jour -25 ans soit 5 ans de plus que moi. Il est né à la Casbah, quartier assez pauvre. Toute sa famille y réside depuis des générations entières, dans une maison toute blanche au toit plat, située dans une des ruelles éloignées du centre de la ville. Son père, Isaac Albow, tient une échoppe au rez-de-chaussée de leur maison ; il exerce la profession de dinandier. J’ignorais il y a peu ce que signifie ce mot ; Aleski me l’a appris au détour d’une conversation. Son père utilise des feuilles de cuivre et il en fait des objets utiles comme des ustensiles de cuisine par exemple des couscoussiers, des théières ou encore des plateaux, des sceaux et caches- pots, mais aussi des objets plus décoratifs comme des miroirs ciselés, des timbales gravées, des vases raffinés, des coupes et des plats aux motifs choisis. Il est d’origine Kabyle et est lui-même issu d’une famille de dinandiers qui s’est fixée à Alger dans les années 1850, après avoir quitté les hautes montagnes de la Kabylie. Les militaires français étaient déjà en place -à ce qu’on dit- à cette période. Non pas, nous le répétons ici, que les Albow se soient sentis dénigrés. Ils savaient que la vie est un voyage courbe et sinueux mais ils songeaient un peu amers que les meilleurs endroits étaient désormais aux mains des Français comme les beaux quartiers ensoleillés construits près du port d’Alger. Ils avaient pourtant gardé quelque chose qui ressemblait à de la crainte lorsqu’on a commencé à les traiter d’« indigènes ». Qu’est-ce que ça veut bien vouloir dire « indigènes » ?  Ils n’en sont pas moins des hommes.

Comme je l’ai dit, Isaac Albow exerce son métier dans les rues d’Alger. Être dinandier c’est un art familial et la plus grande fierté d’Isaac. Issac Albow a suivi pendant plusieurs années l’école coranique pour apprendre à lire et écrire sur des tablettes et pouvoir déchiffrer les textes du Coran. Comme tant d’autres enfants arabes, il s’est déchaussé chaque matin avant de rejoindre le maître, en tenue traditionnelle, qu’il respectait. Il a appris avec les autres gamin, assis par terre, sur un tapis dans une salle aménagée près de la mosquée dont les murs recouverts de toiles semblaient vétustes. Il a aimé cet enseignement et le silence qui l’accompagnait. Au retour de l’école, il courait dans les rues avec deux de ses frères plus jeunes, Zamori et Ali, alors que sa mère tenait la maison. Ali était le plus petit de ses frères et avant lui venait Zamori. Tous les trois aimaient jouer insouciants dans les ruelles, au soleil couchant alors qu’ils pouvaient s’échauffer sans peine et courir sans suffoquer. Le plus adroit d’entre tous était Zamori, son excellence s’exerçait surtout au jeu el khoumes : il n’avait pas son pareil pour lancer une pierre en l’air tout en s’emparant d’une seconde avec agilité. Les trois enfants aimaient aussi jouer à la toupie et faire tournoyer une piécette. Ils aimaient son miroitement métallique et son claquement contre les pierres.

Mais bien vite, les jeux ont cessé. Issac, encore enfant, a été placé en apprentissage dans un atelier réputé de la basse Casbah pour apprendre la technique ancestrale du dinandier. L’apprentissage est dur car il faut être fort : il faut frapper et marteler à grand coups de marteau tout le long du jour les feuilles d’étain, de cuivre ou le fer blanc pour les bosseler. A la fin de la journée, Issac était exténué par la charge et la lourdeur de ces tâches si ingrates.

Comme je l’ai dit, ces martellements incessants le fatiguaient beaucoup et la répétition du même geste l’accablait. Jour après jour, pas le moindre répit, il suivait les autres apprentis sans faiblir et avec même un certain courage. Les tâches suivaient invariablement le même ordre. Après le martellement, la coupe ne le ménageait pas davantage car il fallait cisailler la feuille de métal ou d’acier, puis faire émerger progressivement la forme souhaitée avant d’utiliser un fer à souder. La dernière étape- celle de la sculpture pour orner la pièce créée- l’intéressait souvent davantage. Le plus pénible pourtant était de supporter les émanations qui s’échappaient toute la journée de l’atelier ; surtout avec le cuivre qui lui semblait dégager des vapeurs les plus difficiles à supporter. Peu à peu, la routine s’installa et son petit corps si chétif encore s’endurcit : les tâches les plus difficiles lui ont été confiées car il était doué. Après l’apprentissage il continua à travailler dans ce grand atelier réputé de dinanderie. Il était encore bien jeune lorsqu’il rencontra celle qui devint sa femme. Quelque temps plus tard Aleski est né, leur premier enfant.

Au retour de l’atelier, Isaac restait longtemps à dessiner sur un coin de table. Il griffonnait sur un papier qu’il jetait le plus souvent au sol, mécontent du résultat. Il cherchait alors à créer un motif particulier qui soit comme sa signature, son empreinte unique et singulière. Souvent, il montrait des ébauches à sa femme et il en discutait sans fin à la recherche d’un motif idéal. Cette recherche lui prenait tout son temps et plutôt que de se joindre à ses proches amis pour une partie de dhama il préférait chercher sans fin. Un jour par chance ou par miracle,  un dessin lui parut dans toute la splendeur de ses courbes. Il en avait rêvé et de bon matin, dessiné une esquisse admirable à ses yeux, d’un trait sûr et sans trembler. La ligne pure de la gravure correspondait en tout point à ses attentes. Il avait trouvé enfin : ce motif savant d’arabesques harmonieuses et subtiles le ravissait. Il l’essaya le jour même à l’atelier et on le félicita pour sa maîtrise et son adresse; le dessin en était parfait. Cette gravure a fait depuis sa renommée. Isaac Albow est devenu l’un des meilleurs dinandiers de la ville. Il a acquis cette réputation et il en est fier. Il est aujourd’hui cet homme affable et prospère, respecté de son quartier.

Comme je l’ai dit Aleski, le marin du steamer, fils d’Amma et Issac Albow tout jeune a longtemps trainé dans le grand portd ‘Alger. Il était ce qu’on appelle « un enfant des rues ». Il faisait souvent l’école buissonnière. Il n’a pas suivi la trace de son père Isaac mais pour aider sa famille, il est devenu vite assez débrouillard. Avec d’autres enfants, il réussissait à dénicher et ramasser de vieux journaux et magazines qu’il vendait ensuite aux européens dans la ville. Un jour, Aleski a rencontré sur le grand port, un militaire français. Celui-ci le voyant tous les jours s’est étonné de son trafic et a fini par le prendre sous sa protection. Ce Français qui n’avait pas d’enfant, l’a pris en affection et lui a même appris le français. C’est grâce à lui si Aleski est devenu marin…

A propos de Sylvie Roques

J'ai publié surtout des essais et des articles. Depuis un an, j'expérimente d'autres formats de textes et participe à des scènes ouvertes.

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