#40jours #03 | trois fois Hesse

Les passagers du bus n°7 n’en parlaient pas entre eux mais avaient quelque part dans leurs tripes la crainte se faire emporter, un beau matin, par le ressac de lierre. Le grand-père avait monté avec un ami de grandes rambardes de ferrailles sur la terrasse de la maison. Ainsi, les jours de tempête, la famille pouvait monter sur le toit sans crainte de se faire arracher la vie par une vague sournoise. Personne n’avait jamais disparu de cette terrasse mais le grand-père avait légué sa peur au reste de la famille. Alors la maison s’était mise à perdre sa peinture comme un vieux phare qu’on ne regarde plus, puis ce fût le tour du muret qui sépare la bâtisse de la rue et qui semblait plier sous le poids des rouleaux. Le trottoir se disloquait comme un vieux carrelage de salle de bain et avec lui le bitume qui par endroits commençait à prendre l’eau ou l’huile de moteur. Il aimait son grand-père mais refusait le naufrage qu’il lui promettait depuis l’ailleurs. Il avait demandé à un voisin de lui emprunter ses machines et le voisin était heureux à l’idée de le voir débarrasser le quartier de cette mer de lierre qui angoissait tout le monde, jusqu’aux passagers du bus n°7. Le voisin fut déçu en le voyant simplement démonter les rambardes du toit, comme pour dire à l’océan qu’il ne le craignait pas, qu’on ne le craignait plus.      

Le scooter qu’on m’avait prêté n’avançait pas très vite. Je ne m’en suis jamais plaint, c’était son rythme. J’ai eu le temps d’envoyer des messages d’amour sur cette selle, de faire mes listes de courses, d’autres listes plus triviales que j’ai aimé oublier. J’avais fini par connaître mon trajet par cœur, avec sa collection d’ombres et de portails. La première fois que je l’ai vue, elle ressemblait à bien d’autres maisons du quartier, avec sa façade terne qu’on aurait pu prendre pour le sol de la rue elle-même et son toit en taule qui nous laisse entendre le vacarme de la pluie sur lui. J’avais tort de penser cette maison en construction. On l’effeuillait un peu plus chaque jour. Et chaque fois derrière les briques, les fenêtres et les poutres qu’on pouvait lui enlever apparaissait une autre maison, parfois plus ancienne, parfois hors du temps, souvent figée dans des moments précieux. Ici une fête d’enfant qui ne s’est jamais terminée. Là l’étable où nait le premier veau.

Un matin, je laissais mon scooter avancer sans moi et je rentrais dans le café qui fait l’angle en face de la maison gigogne. Les ouvriers du chantier étaient là, je le savais. Je posais ma question, qui se trouvait être plusieurs. Je m’agitais pour être sûr de bien me faire comprendre, dans un népalais incertain. Personne n’avait de réponse pour moi. J’étais le seul à me demander comment une si petite maison pouvait en contenir autant.

Je suis arrivé en retard en cours. En chemin, j’ai repensé à la maison où je suis né. Et tandis que je rendais mes copies, je me demandais ce qu’elle était devenue.

Pas d’Hermann à Hesse. On pouvait trouver son nom jusqu’au Népal mais pas un arrêt de bus, pas une école, pas un parking sur l’hexagone n’appelait au souvenir du génie allemand.

Les enfants de Hesse ne disaient pas le « E » et vivaient sans connaître l’existence du Demian en eux. Les après-midis, ils les passaient à épier le n°17 de la rue haute et attendaient patiemment que le propriétaire de cette étrange machine rouge la fasse fonctionner. Bien sûr ils auraient pu, l’un d’entre eux aurait pu aller frapper à la porte pour demander à quoi servait cette machine mais il était plus excitant de la surprendre en marche. C’était un grand arbre en métal avec de longues branches de ferraille et des tuyaux noirs. Elle semblait prête à décoller ou à s’enfoncer dans le sol, à grimper le long de la façade comme le ferait un lézard en fuite. La maison du 17 y était harnachée. Ils ne pouvaient vivre l’un sans l’autre.

Un jour, les enfants décidèrent que la machine n’était qu’une partie de la maison, une banale excroissance dont l’usage n’appartenait pas à leur monde mais à celui des adultes, et qui les décevrait sans doute. La vérité, c’est qu’ils avaient trouvé autre chose à regarder, une autre question à laquelle ils ne pouvaient répondre. Pas de Hermann à Hesse, personne ici n’avait besoin de lui pour s’émerveiller.

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, travaille principalement pour des programmes jeunesses. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.