#40 jours #01 Partir du yucca

Dans les tableaux du fils aîné, des éléments du décor familial par morceaux sur la toile: un bras rond du vieux voltaire ou la forme trapue de l’autre fauteuil en osier, l’angle d’une table, la moulure de la porte, les plantes, le cactus qui pousse en s, le ficus au feuillage friselé, le yucca dont les feuilles en longs glaives effilés, le tronc tourmenté font des lignes nerveuses au bord des personnages, presque toujours des proches dont il fait le portrait. Sa chambre d’enfance s’est muée en atelier aux murs couverts de touches de couleurs, le parquet disparaît sous une couche de matière noirâtre collante, le chevalet, les châssis sont partis, ne restent que des cartons remplis de ses carnets de dessins et de livres, sa guitare qu’il reviendra chercher, un vêtement de pluie oublié sur une chaise. Ce yucca qu’il a peint plusieurs fois a grandi avec lui comme un autre frère, collé à la fenêtre de la salle à manger, étirant ses branches jusqu’au plafond puis se courbant, s’accommodant de l’étroitesse d’un appartement qu’il aurait investi tout entier avec le temps, les quatre pièces disposées en carré, si je ne l’avais tiré de son exposition plein est, tracté par son pied d’éléphant dans l’escalier, trimbalé péniblement sur trois étages jusque dans l’entrée de l’immeuble, la porte, deux marches, quatre ou cinq pas dans la longueur du sas longeant le jardin des voisins, la porte en fer forgé, dernière marche donnant sur le trottoir. Le bois du Yucca très dense pèse le poids d’un mort. Essoufflée, le dos rompu, devant le coffre béant de la voiture agrandi par le rabat des sièges arrières, j’ai regardé la façade de l’immeuble où nous aurons vécu quinze ans, bâtisse de cinq étages début XXe, peu large, avec des moulures autour des fenêtres et des persiennes en bois que les propriétaires ont voulu grises, des efforts d’ornements requinqués lors du ravalement décennal, une paire de tilleuls touffus à droite et tout un catalogue de végétaux foisonnant dès qu’un peu de terre les accueille, lilas, glycine, chèvrefeuille, bambous, ce gros lierre s’accrochant depuis tant d’années à la grille qu’il dissimule. Fiché dans un carrefour, au bord d’une avenue qui tourne, reliant Montreuil à Vincennes et plus loin en direction de l’ouest, Saint-Mandé puis Paris, l’immeuble jouxte quelques pavillons survivants, mais pour combien de temps?, à la folie destructrice de béton-pognon qui ravage nos villes. Un chantier est en cours dans l’avenue, un autre annoncé en face. Immeubles contemporains sans imagination, construction rapide respectant les codes du goût bourgeois et, parait-il, les normes environnementales. On est à un jet de pierre lancée fort du château médiéval, du bois où se pressent les familles les mercredis et les week-ends, les joggers à toute heure tournant autour des lacs, les vieux qui, rangés sur les bancs, bavardent au soleil. Cinquante-cinq ans de mon existence dans un périmètre restreint, saisissable d’un regard sans monter bien haut, le sommet du donjon, 50 mètres au-dessus du sol de la cour, suffit sans doute pour englober Vincennes et son bois, Saint-Mandé, la frange orientale de Paris d’où dépasse la Tour Eiffel et les récentes tours bancales dites “duo”. Mais Montreuil, je ne sais pas si on la voit parce que quand on est de Vincennes, on tourne le dos à la banlieue nord, on préfère s’élever encore, jusqu’au bleu de l’océan, le dessin des côtes atlantiques, la Normandie, la Bretagne, la Vendée où les résidences secondaires attendent leurs habitants des beaux jours, la côte d’azur des nouveaux riches, et toujours plus haut, les États-Unis, le Canada où les enfants font leurs stages, le Japon, l’Australie où ils s’installent pour un temps, c’est loin mais on ira les voir, à moins que ça soit l’Égypte, promis, en février les pyramides pas la grisaille parisienne, non quand on est d’ici on ne regarde pas l’effrayante Seine-saint-Denis, encore moins quand on vient de Saint-Mandé vers où nous filons déposer le yucca dont les feuilles nous chatouillent l’oreille.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

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