#40 jours #07 | Le silence animal

Image : © Stanley Donwood

Au début, ça ressemblait à de simples marches.

Etant fan d’urbex, de préférence en courant certains risques, j’aimais sélectionner des endroits laissés à l’abandon, les proposer à Karl, et partir avec lui à l’abordage de terres inexplorées – pauvres constructions humaines délaissées, projets de chantiers avortés ou ratés, maisons abandonnées, lieux maudits (témoins d’un crime, par exemple), passages souterrains et j’en passe.

Sauf que cette fois, Karl m’avait fait faux bond.  Que pouvait-il exister de plus important que la visite de lieux inoccupés – excitants dans l’idée même qu’ils existaient de leur côté, alors que les hommes, vaquant à leurs occupations, les avaient oubliés.

L’ancien métro de Lauzile, sous le Musée des Hôpitaux, me paraissait être un bon choix pour se mettre en jambe, même seul.  Rien de bien compliqué, les lieux souterrains.  Il fallait juste accepter respirer un air compact et vicié, humide souvent, côtoyer quelques rats, et vivre dans l’obscurité pendant le temps de l’exploration.  L’éclairage de mon smartphone me guidait, lumière surpuissante qu’on savait régler, et si cela ne suffisait pas, j’avais apporté en renfort la bonne vieille lampe de poche à piles.

Une porte de service (sans doute destinée au personnel de nettoyage) menait sur un escalier en colimaçon, confortable par ses petites marches espacées.  Celles-ci adhéraient parfaitement à mes baskets et mon corps.  Je pris plaisir à les dévaluer, pas trop rapidement mais suivant néanmoins un bon rythme, celui de l’impulsion prise par mon corps. 

Agréable sensation, ces jambes et genoux qui se plient et se déplient, et pendant que je descendais, je pensais à Karl et à son désistement de dernière minute.  Qu’avait-il prétexté au téléphone, pour me lâcher ainsi ?  Je ne m’en souvenais plus.  Une phrase obscure, un étrange comportement, qui ne lui ressemblait pas.  Il avait haussé les épaules ; ça m’avait marqué.  Balbutié un truc du genre : « Je connais déjà ».

Lui si fier et confiant, si enthousiaste et casse-cou, m’avait alors paru distant, peu impliqué.  Comme s’il ne voulait pas en entendre parler, par peur de s’ennuyer ou…   Il avait évacué le sujet et je ne lui en avais plus reparlé.  Mais je me souvenais qu’il avait rajouté autre chose, et tandis que je poursuivais la descente de ces marches, qui paraissaient durer, je me creusais la cervelle pour tenter de me rappeler.

Je connais déjà.

Tu connais déjà, Karl ?  Ces marches qui n’en finissent pas, tu les as déjà prises ?  Que veux-tu dire ?  Tu ne m’as rien caché, jusqu’ici.  Nos pistes, nos envies de lieux urbex, on s’est toujours tout partagé.

Mes jambes commençaient à fatiguer.  Il faut croire que je m’étais surestimé.  Ne pas prendre un trop grand élan lors des premières marches, je le savais pourtant.  Mais d’habitude, à la longue, mon corps finissait par se modeler au décor, par épouser le rythme de la progression.  Les grands randonneurs le savent.

Or, ces marches-ci résistaient.  A mesure que je posais le pied sur l’une d’elles puis sur une autre, je pris conscience de leur caractère récalcitrant.  Elles semblaient manifester leur mécontentement, me retenir, m’empêcher d’aller plus loin, de descendre plus bas.

Depuis combien de temps avais-je ouvert la porte pour amorcer cette descente ?  Je n’aurais su le dire.  Pris très vite dans mes pensées, je n’avais même pas remarqué le silence animal qui régnait dans la cage d’escaliers.  Oui, je n’ai pas d’autres mots.  Un silence qui m’écoutait.  Qui témoignait de l’attention à mes faits et gestes.  Qui savait où j’en étais dans mon parcours, combien de marches j’avais déjà foulées et combien il m’en restait à parcourir.  Qui attendait patiemment et jugeait.

Comment en arriver à pareil raisonnement ?  La fatigue naissante, peut-être ?  La solitude du lieu ?  Ou cette désagréable impression que Karl savait ?

J’en étais là de mes réflexions, et je commençais à me dire que si l’escalier se poursuivait encore comme ça – avait-il au moins une fin ? –, il fallait bien que j’abandonne et que je remonte tout – la montée est toujours plus douloureuse que la descente – lorsque soudain, une porte apparut.  Enfin, oui, c’était pratiquement ça : la porte me fit face juste avant que je perde espoir et rebrousse chemin.  A ce tournant-là, précisément.  Hop.  Tu peux passer à autre chose, voir autre chose, franchir un autre niveau.

La porte était peinte en vert pistache, ce que je trouvai de mauvais goût si je n’avais pas salué cette couleur incongrue, salvatrice, en ce lieu étrange et pesant.

Que devais-je faire ?  Pas beaucoup de choix.  Karl n’aurait pas hésité, n’est-ce pas ?  Karl.  Le lâcheur, qui avait justement hésité, cette fois-ci.  Karl qui connaissait déjà tout et m’avait laissé dans cette galère.

Une profonde tristesse m’envahit.  Je posai mes mains sur la porte.  Elle était propre ; aucune matière désagréable n’y adhérait.  Comme si on l’avait astiquée récemment.

Je sursautai.

Un bruit sourd avait retenti de l’autre côté.  Quelque chose d’étouffé, un impact qui avait résonné un moment mais avait été camouflé en partie au moment de sa chute.  Pourtant, j’en percevais les vibrations.  Les paumes de mes mains en palpitaient.

Une sueur froide coula très vite dans mon dos, désagréable et piquante.

Et le silence animal, divin, absolu, couvrait tout.

N’existait plus que cet espace-temps : escaliers au-dessus, le tournant, moi, la porte, l’autre côté de la porte.  Ici et maintenant.

J’ouvris la porte.

J’ouvris la porte, quoi.

Je veux dire, j’ouvris la porte.

Toujours pas.

La clinche ne voulait pas se faire agripper. 

Je réessayai plusieurs fois.  Mais le lieu savait.

– Tu veux vraiment rentrer, hein ?

Cette voix !  Je jure que jamais je ne me serais attendu à l’entendre retentir ici.

Karl me souriait, mais dans ce sourire, plus aucune trace de l’ami cher que j’avais toujours connu. Ce n’était pas Karl, pas vraiment.

– Maintenant, ouvre.  Elle est prête.

– Quoi ?  Comment ça ?  Qui est prête ?

Karl partit d’un rire sonore, horrible dans ce souterrain, comme autant de débris d’un verre géant qui s’écraseraient sur moi et dans mon cœur.

Et en effet, la porte s’ouvrit.  Très proprement, mue par son seul désir.  Pas télécommandée de l’intérieur, non, sans aucun système mécanique.  Elle s’ouvrit comme elle aurait pu le faire si j’avais moi-même fait le geste de tourner la poignée.

Un borborygme gicla très vite, puis un mouvement furtif.  Une chose que mes yeux refusèrent de voir, de comprendre, se glissa dans un coin.

L’autre côté de la porte menait sur une pièce minuscule de deux mètres sur deux, qui n’avait de pièce que son périmètre enclavé par les murs.  Car le sol n’existait pas.  Que du vide.  Un large trou béant.  Des exhalaisons nauséabondes en sortaient.  Et ce que j’avais perçu, ce frottement sournois qui s’était faufilé Dieu sait où, poursuivait ses démangeaisons sonores.  Un cauchemar éveillé.

Je me retournai vivement. Karl !  Son regard était glaçant.

– Après toi.

Et, tel un vieux sac poubelle, il me poussa sèchement dans le trou.

La chose glouglouta et suivit.

2 commentaires à propos de “#40 jours #07 | Le silence animal”

  1. Waouh super Grégory ! J’aime beaucoup.
    et aussi cette coquille « Je pris plaisir à les dévaluer, » ou alors il me faut une explication

  2. Hello, Véronique. Il s’agit bien d’une faute de frappe, je le crains. Mais je ne modifierai pas l’article, pour laisser cet accident intact. 😉
    Merci à toi pour ta lecture attentive et ton commentaire.