#40 jours #08 | portes donnant sur la ville

La station de la Praça do Comércio débouche sur un chantier, sol de terre jauni, grillages, blocs de ciment bloquant la circulation routière, à droite, la gare fluviale où les départs pour ceux qui habitent sur l’autre rive se font toutes les dix minutes. Néanmoins, tout le monde est pressé, court en constante agonie vers les portes qui donnent accès au quai d’embarquement, car dix minutes, surtout en hiver, sont précieuses pour qui veut arriver à temps de préparer le dîner, dire bonsoir aux enfants, préparer la journée du lendemain, identique à celle d’hier, mais plus fatigante, car c’est une journée de plus qui s’accumule sur les yeux cernés, les membres fourbus, le manque de sommeil qui fait croître l’ennui et la lassitude). Du côté gauche, la Praça das Cebolas (place des oignons en traduction fidèle, les noms de certains lieux portent à rire, qui refuserait d’aller à la plage des pommes, visiter le cimetière des plaisirs, entrer dans la maison des pointes ?). C’est par là que je me dirige, une place aux dalles blanches, surpeuplée par des esplanades remplies de touristes tout droit sortis des immenses paquebots de croisière qui ressemblent à des poulaillers et qui déversent leur monde sur les rives. Ces amants de l’éphèmère s’agglutinent tous aux mêmes endroits si bien qu’on les reconnait au loin et on les fuit. J’entre dans le petit troquet, à gauche, épargné sans que l’on sache pourquoi, demande le menu habituel et m’installe à l’une des tables minuscules à côté d’un commentateur animé par les dernières nouvelles en politique. Le bar/restaurant est tenu par toute une famille, le père au comptoir dirige le bal, la mère aux fourneaux, les deux fils servent les clients. Une amie arrive, puis une autre, on se retrouve là quatre ou cinq, sans s’être fixé de rendez-vous concret, puisque dans une demi-heure à peine on va se donner des répliques dans l’école des acteurs en plein quartier d’Alfama, dans cette petite maison à la porte verte.

Tous les dimanches, l’été, mon point d’arrivée est la gare d’orient, ligne rouge. La bouche de métro donne directement sur un immense marché souterrain, plutôt un entrepôt où défilent des étalages de toute sorte, immense espace gris que je traverse à la hâte. Je m’arrête près d’un comptoir en verre afin d’acheter pour tous ceux qui m’attendent plus loin des petits pains ronds au fromage, spécialité brésilienne avidement adoptée par la gastronomie locale, traverse ensuite le centre commercial dont les magasins commencent à ouvrir leurs portes, sort enfin sur la place aux jets d’eau intermittents, découvre un matin, l’énorme lynx ibérique, construit par Bordalo II, implorant de son regard naïf qu’on ne le tue pas. Longe le fleuve, couleur blanc gris, puisqu’on est du côté du soleil levant ; sur la promenade entre les pins, passants bigarrés dans leur courses matinales, chiens profitant de leur liberté, petits groupes sous les arbres en position yoga. Poursuis mon chemin, passe par les télécabines du téléphérique qui glissent vides dans l’espace aérien, au fond, le pont blanc embrasse toute l’étendue liquide, encore plongé dans une légère brume. Arrive à destination, distribue à la ronde les petits pains achetés tantôt, m’assieds sous l’arbre magique juste au moment où toutes les histoires commencent.  

La station de Picoas, aujourd’hui une réplique de la station de métro parisienne « La Cité », était alors ma destination journalière. Petit bout de rue traversé au fond par une autre rue étroite et longue aux immeubles anciens, à droite l’auberge de jeunesse, à gauche, un grand bâtiment d’angle, délabré, cinq étages occupés à l’époque par deux sœurs célibataires et leur gouvernante ainsi qu’une jeune étudiante qui vivait là par charité et occupait une petite chambre sous les combles. Quatre personnes pour une immense maison aux escaliers en bois raides, décor aux toiles d’araignée métaphoriques, meubles colossaux en ébène, plancher blanc à force d’être récuré. Les deux sœurs occupaient à peine le premier étage, la gouvernante faisait le va et vient entre la cuisine et la grande salle à manger du premier, entre le monde extérieur et le monde clos de cet univers sombre. Les deux sœurs, en effet, ne sortaient pratiquement jamais, n’avaient en aucun cas pris le métro de leur vie, se déplaçaient en automobile noire du temps leur chauffeur, puis en taxi pour aller chez le médecin ou l’avocat.  Elles faisaient leur dentelle chacune dans leur chambre aux volets à demi ouverts sur la rue, se retrouvaient pour les repas – à midi, déjeuner complet, composé par des hors d’œuvre, plat de poisson frais, plat de viande, dessert, le soir elles dinaient léger, jamais ce qui restait du repas de midi, avant de se coucher, avaient chacune à leur chevet une tisane ou un cacao accompagnés d’un biscuit au beurre. J’eus la chance de connaitre cette maison avec tous ses personnages, une seule fois, et en des circonstances singulières ; j’y pris un repas dans l’immense salle à manger, ayant pour unique compagnie la gouvernante qui me servait, tout en bavardant allègrement de son enfance et adolescence, le petit village d’où elle était originaire, de son départ pour la capitale, pour accompagner ses patronnes. J’ai pu grimper jusqu’aux combles où je fis la connaissance de mon homologue en âge, une jeune fille bavarde et optimiste, descendante de Cendrillon ou d’une princesse déchue. A mon départ, les deux sœurs me souhaitèrent, par l’intermédiaire de la gouvernante, un prompt rétablissement et me demandèrent de saluer pour elles mon grand-père, qui habitait le village d’où elles étaient parties trente ans plus tôt. J’en sus les raisons quelque temps après et je les respectai en silence. Quelques années plus tard, l’immeuble est tombé en disgrâce emparé par d’immenses poutres de fer ; il a été reconstruit en neuf et moderne.  Le premier étage a vu s’y installer une agence de tourisme à la mode.  

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

2 commentaires à propos de “#40 jours #08 | portes donnant sur la ville”

    • Sodré, il parait que c’est un patronyme, d’origne obscure.

      Les soeurs m’ont acceuillie puis ont vite disparu dans leur chambre ! 🙂 C’était pas leur heure de déjeuner !