#40 jours #19 Au parloir l’attente

Se livrer à leur ordre, attente au parloir, mécanique du règlement, attente au parloir, devant la porte un peu avant l’heure réservée, attente au parloir, deux ou trois fois la semaine cette porte grise d’absolue séparation, attente au parloir, corneille craillant sur l’arbre sans feuille rien autour du bloc de prison gelé, attente au parloir, rien sur soi que le sac de vêtements préparés apporté, attente au parloir, auto sur le parking affaires personnelles consignées local pour les familles, attente au parloir, une dizaine de personnes devant la porte close un maton dans la loge vitrée, attente au parloir, pointer son nom sur la liste des inscrits, attente au parloir, la ville trop loin on la voit pas n’entend plus ses bruits une rumeur étouffée peut-être qu’on l’imagine?, attente au parloir, lieu d’absolue relégation, attente au parloir, ronron moteur le bus crache une silhouette au bout du parking fait demi-tour, attente au parloir, brouillard voix feutrées se demander des nouvelles s’encourager, attente au parloir, porte s’entrouvre à peine glisser un corps après l’autre, attente au parloir, détecteur de métaux portique de sécurité, attente au parloir, faire taponner permis de visite laisser sa carte d’identité, attente au parloir, contrôle du sac de vêtements pièce par pièce nature nombre couleur, attente au parloir, monter l’escalier portique de sécurité salle d’attente, attente au parloir, banquettes étroites de bois vernis usé griffé mordu, attente au parloir, parents pour leur fille enfants pour leur mère homme pour sa compagne, attente au parloir, conversations murmurée silence, attente au parloir, léger brouhaha parloir d’avant s’en va, attente au parloir, regard fixés sur la porte qu’est-ce qu’ils foutent?, attente au parloir, enfants en vacances au parloir, attente au parloir, s’amuser à compter le nombre de tampons sur permis de visite, attente au parloir, couple cheveux gris petit-fils né en prison il cavale le retiennent, attente au parloir, derrière la cloison couloir d’accès aux boxes, attente au parloir, mais qu’est-ce qu’ils foutent?, attente au parloir, matonne passe tintement des clés, attente au parloir, imaginer celle qu’on attend, attente au parloir, l’imaginer attendre avec l’angoisse du fantôme, attente au parloir, se foutent de nous, attente au parloir, comparer les prisons ici mauvais ici révoltes, attente au parloir, si révolte pas parloir, attente au parloir, pourquoi ils nous font attendre comme ça?, attente au parloir, imaginer la sortie de celle qu’on attend celle qui attend depuis jours semaines mois attendre attendre elle ne fait que ça la pauvre en crèverait d’attendre toutes les minutes du monde s’il n’y avait le parloir, attente au parloir n’est pas attente vraie l’attente des aimées qu’ils appellent détenues, attente au parloir, on a déjà réservé pour samedi, attente au parloir, qu’est-ce qui se passe?, attente au parloir, homme jeune costaud jambe qui tremble s’il pouvait se dresser hurler frapper la porte la cloison serre les poings, attente au parloir, entendre des pas derrière la cloison, attente au parloir, claquement de la serrure ne pas se lever ne pas se ruer attendre encore un peu son nom dit dans la liste avec numéro du boxe, attente au parloir attente au parloir attente au parloir.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

4 commentaires à propos de “#40 jours #19 Au parloir l’attente”

  1. L’esthétisation de l’attente par l’écriture, comme pour semer l’émotion là où elle n’est plus. Votre texte ravive de sales souvenirs de visites à Montluc. Cette impression de co-détention des visiteurs- visiteuses dans un sas insalubre et exigu,. La crasse, la honte du lieu, son poids de misère sociale et familiale. L’attente est la sanction partagée avec les détenu.e.s. Tout est fait pour ne pas avoir envie d’être piégé.e.s dans ce traquenard punitif. Même du côté des geôlier;e.s. Peut-on aimer ce métier ? Lorqu’on sort des bâtiments après les sas et le passage des portiques qui sonnent toujours pour quelque chose qu’on a oublié d’enlever… comment faire lorsqu’on vit normalement en ville avec des coupe-ongles dans son sac ou autre chose ? Beckett a bien instillé son obssession de l’enfermement et de la vanité des révoltes. Il nous entraîne dans son cauchemar et l’écriture ne l’a pas sauvé lui du désespoir.Restent les histoires, oui les histoires…Qu’on raconte… ou pas…

  2. J’aime beaucoup les attentes mises en abîmes, et l’expression buttoir, qui ne laisse rien échapper, bravo,

  3. Texte magnifique, Juliette !
    La récurrence de la formule qui décrit tellement bien que ça tourne à vide, que rien ne se passe mais avec acharnement…
    Merci !