#40 jours #26 | Histoire de l’assassin qui était bègue avant d’être assassin

Avant d’être l’inconnu charmant qui joue avec sa victime devant l’immeuble du crime, il avait été bègue.  Oh, rien de grave, vraiment.  Il était d’ailleurs contrarié si le sujet revenait sur le tapis, cette part de son enfance qui l’avait forgé, contre laquelle il avait dû se battre.  Mais il refusait obstinément qu’on s’apitoie sur son sort ou qu’on lui sourie avec indulgence, parce qu’il avait été ce genre d’enfant

Ses parents n’en avaient jamais rien su.  Cela ne se manifestait qu’à l’école.  Il détestait l’école, avec ces enfants braillards et cruels, ces professeurs condescendants et à côté de la plaque, et ces odeurs de craie ou de cantine pour enrober le tout.  A l’appel du matin, dès l’arrivée en classe, l’enseignant citait les noms de famille, dans l’ordre chronologique.  Rien que de bien normal.  Pourtant, déjà, la torture commençait.  Il transpirait d’appréhension à l’idée de devoir répondre « Présent » – de devoir répondre tout court, en fait.  Présent.  Il n’était que trop présent, dans ces moments-là, alors qu’il aurait tellement voulu se faire tout petit et disparaître dans ses vêtements, qu’il ne reste que les os, et encore.  Présent.  Si seulement ce mot commençait par une voyelle, une diphtongue, un son long quoi, quelque chose qu’on pouvait étirer, laisser filer librement.  Ce p maudit buttait dans sa bouche.  Il l’associait d’ailleurs immédiatement à deux gros mots, soit celui dont tous les garçons se traitaient dans la cour, parce qu’on était une mauviette, une fillette, nul en sport, trop sensible, trop doux, trop calme, trop gentil, trop fragile, trop pleurnichard (compléter la liste), soit celui de l’expression incriminant la mère, toujours très efficace sur lui : il fondait directement en larmes.  Ce p  honni, donc, terrible, restait coincé entre ses lèvres ; il joignait celles-ci pour former le son, prononcer le mot, et tout son souffle restait bloqué à l’entrée.  Alors, il étouffait, et à la place du moindre vocable, c’est une flopée de postillons qui arrivait, l’obligeant à déglutir, à devoir recommencer.  Encore une fois.  Et prier pour que quelque chose passe de l’autre côté.  Parfois, il se conditionnait, optait pour une stratégie (il avait le temps, heureusement : son nom de famille était situé dans les derniers de la liste).  Son subterfuge consistait à changer de réponse, à utiliser un autre mot, tout en feignant le naturel.  Le tout était de créer l’illusion, que le professeur puisse poursuivre son énumération des élèves sans avoir à s’attarder sur lui.  Lorsque c’était son tour, il répondait « Oui » – quel joli mot, « oui » : souriant, ensoleillé, tellement fluide et facile.  Ou « C’est moi ».  Et il était tellement fier de sa réussite !  Cela avait coulé de sa glotte jusqu’à sa bouche, avait franchi sa mâchoire et le son était sorti pour traverser l’espace.  On l’avait entendu.  Mais il n’avait pas le temps de savourer sa victoire : on se moquait quand même de lui, dans tous les cas.  Sa voix était trop fluette ou son vocabulaire trop châtié.  Les enfants ne parlent pas comme ça, enfin.  C’est vraiment n’importe quoi.  T’es pas un vrai garçon.  Et un mot en p  fusait automatiquement pour l’injurier, discrètement prononcé sous le flot des rires.  L’enseignant ne l’entendait jamais – ou faisait semblant de ne jamais l’entendre.  L’insulte n’était adressée qu’à lui, et tout le monde le savait.  C’était le contrat, tacite, entre la classe et lui.