#40 jours #28 | aller au pain

La maman a donné un sou à l’enfant, un sou pour le pain, un sou qui ne s’appelle pas un sou, un sou qui s’appelle cent sous, c’est une pièce de cinq francs, et l’enfant la tourne et la retourne dans sa main, c’est écrit dessus 5FR et l’année, 1984, et il y a une croix dans un écusson et des plantes et de l’autre côté, un monsieur, et c’est écrit CONFOEDERATIO HELVETICA, l’enfant sait que c’est du latin mais il n’a pas encore appris le latin, et il se demande si c’est le nom de l’homme sur la pièce de cent sous, mais ça lui semble un drôle de nom, confoederatio helvetica, et il pense, l’enfant, même s’il ne sait pas le latin, que ça veut dire la Suisse, ce mot, à cause de helvetica parce qu’il a lu Astérix chez les Helvètes, l’enfant, et que ça se passe en Suisse, mais cet homme sur la pièce, qui ça peut bien être, il ne sait pas trop, l’enfant, sûrement Guillaume Tell ou alors l’un des trois qu’on appris à l’école, Werner Stauffacher, Walter Fürst ou Arnold de Melchtal qui ont fait le serment du Grütli en 1291, mais ce n’est pas tout ce qu’il y a sur une pièce de cent sous, il faut aussi regarder la tranche, il y a des étoiles et encore du latin, DOMINUS PROVIDEBIT, et l’enfant ne sais pas non plus ce que ça veut dire, mais il y a un calcul à faire encore, si cinq francs c’est une pièce de cent sous, combien ça fait, un sou ? Un sou, c’est cinq centimes, et il y a aussi des pièces de cinq centimes, ce sont les seules qui sont dorées, alors que ce sont les moins chères, mais là, dans la main de l’enfant, il y a une pièce de cent sous et il doit aller au pain avec, il doit aller tout seul au pain, c’est en bas le village, le pain, mais il faut demander encore une chose, est-ce qu’on doit prendre du pain blanc ou du pain noir, et la maman dit mi-blanc, une livre, et l’enfant sait qu’une livre, c’est la moitié d’un kilo, mais ce qu’il ne comprend pas c’est qu’un pain puisse être mi-blanc, qu’est-ce que c’est comme couleur, mi-blanc ? Et tu peux prendre quelque chose pour toi avec la monnaie qui reste. Alors l’enfant ne pense plus à la couleur du pain et à la pièce de cent sous, l’enfant court vers la boulangerie, il passe en coup de vent devant le grenier, l’usine – il est midi dix –, le parking, la poste, il s’arrête pour traverser la route, regarde à gauche, regarde à droite, et le voilà à la boulangerie, ça sent bon le pain frais, mais ce n’est pas qu’une boulangerie, c’est aussi une épicerie, et il y a un peu de tout à vendre, des boîtes de conserve, du dentifrice, de la lessive, des céréales, du chocolat, du shampoing, mais ce n’est pas ça qu’il doit acheter, l’enfant, c’est une livre de pain mi-blanc et quelque chose pour lui avec la monnaie qui reste, alors il va tout de suite vers la dame et il n’a pas besoin de lui dire pour le pain, elle sait, chaque fois qu’il vient, c’est une livre de pain mi-blanc avec des fois un pain paysan mais pas le mardi, seulement le vendredi, alors elle prend un pain mi-blanc, elle met un papier autour et il donne la pièce de cent sous et il reste là à rien dire quand la dame demande comment ça va à la maison, il marmonne une sorte de oui, tout va bien, et la dame lui raconte quelque chose mais il n’écoute pas, l’enfant, il n’ose pas demander ce qu’il peut avoir comme bonbon avec la monnaie qui reste, est-ce qu’un de ces serpents en sucre, il a le droit, ou bien une boule de Berlin, mais avec les boules de Berlin, le problème, c’est que quand on croque dans la confiture on s’en met partout, alors la dame lui dit qu’il peut prendre un paquet de caramels mous, et l’enfant prend le paquet de caramels mous, ça colle aux dents mais c’est bon, alors il prend ça et la dame lui dit que ça fait quatre nonante, ça veut dire dix centime qu’il peut encore utiliser et il y a justement des sucettes à dix centimes, alors il en prend une et la dame lui dit que c’est tout bon, tu salueras bien tes parents et l’enfant répond oui, bien sûr, il a mis le paquet de caramels mous dans la poche de son pantalon, il porte le pain d’une main et dans l’autre il y a la sucette, il remonte le village lentement, il lèche la sucette un petit peu puis il mord dedans, et c’est déjà fini, dix centimes, ça disparaît vite, c’est seulement deux sous.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

3 commentaires à propos de “#40 jours #28 | aller au pain”

  1. Bonjour Vincent
    Décidément, j’aime beaucoup tes récits à hauteur d’enfant.
    Un grand merci pour ce beau moment de lecture !

  2. On dirait une musique, une ballade. Une bien belle façon de vivre dans l’esprit de ce petit garçon, le temps d’une lecture forcément trop courte.