#40 jours #33 inquiétude et effroi

Elle déverse sur des bouts de papier tous les malheurs du monde. Elle enfouit ses terreurs dans les fentes du mur de pierre pour alléger son cœur. Elle écrit ce que son cœur ne peut plus supporter.*

L’horreur amoncelée qui glisse dans l’indifférence. Inquiétude.

L’insouciance de ceux qui croient que le monde s’arrête pour leur faire plaisir. Inquiétude.

Les consciences apaisées, on fait ce que l’on nous demande. Inquiétude.

Le souffle qui libère le droit de tout dire. Effroi.

Ces mains qui s’accrochent à un monde qui n’existe plus, ces mains qui font résonner des sentences placides devant des crimes qui n’ont pas de pardon. Honte et rage.

La mort pour un paquet de cigarettes, parce qu’on est mécontent, blessé dans son orgueil. Effroi.

Les justifications qui justifient l’insoutenable. Effroi.

Ces arguments qui ne sont même pas faux. Effroi.

La peur de ne plus rien comprendre, ou de comprendre à moitié, la peur qu’il n’y ait plus rien à comprendre. Effroi.

Ces croyances que rien n’arrête, surtout pas l’évidence. Effroi.

Ceux qui vivent comme s’ils n’allaient jamais mourir, l’avidité ignare, la complaisance, le clin d’œil complice (il ou elle est comme nous), le laisser-aller, la reconnaissance de l’erreur sagement écartée, la faiblesse déjà avant l’inexorable.

Inquiétude et effroi

On n’est pas coupables ; on recycle soigneusement nos ordures, on s’en lave les mains, on offre du pain au mendiant dans la rue (pas d’argent, surtout, il pourrait mal le dépenser), on va même parfois planter de nouveaux arbres dans la forêt, il faut bien que les enfants apprennent à respecter la nature.  

On n’est pas coupables ; on paie régulièrement nos impôts ; c’est pas notre faute si après c’est mal distribué. On a fait notre part ; ils n’ont qu’à faire la leur. Alors, pourquoi cette question ?

On n’est pas coupables ; on a suivi scrupuleusement le code pénal, intentionnel ou pas intentionnel, c’est difficile à définir. On du mal à croire qu’il ait fait ça sans raison valable.  

On n’est pas coupables ; d’ailleurs. dans une guerre, il y a des responsables de part et d’autre. C’est une vérité indéniable. Et puis, on peut avoir des opinions ? Les opinions n’ont jamais fait de mal à personne, que l’on sache. On est libre d’exprimer ce que l’on veut, non ?

On n’est pas coupables ; les enfants, on les adore. Regardez nos larmes de tristesse quand ils meurent.

On n’est pas coupables, alors, on veut avoir ce qui nous est dû, ni plus ni moins, pas question d’abdiquer de quoi que ce soit. Il ne manquerait plus que ça. On est déjà assez exploités. On n’a rien fait.

On n’est pas coupables ; les affaires des autres ce sont les affaires des autres, on a déjà du mal avec les nôtres. Si on s’en occupe pas, personne ne le fera à notre place.

On n’est pas coupables ; c’est la faute de la télé, qui ressasse toujours les mêmes horreurs, qui exploite le malheur, et puis qui s’en fout puisqu’elle passe vite à autre chose de plus accrochant. Alors, on zappe aussi.

On n’est pas coupables, alors, pourquoi cette angoisse, cette inquiétude qui devient de l’effroi, quand il n’y a plus rien à comprendre, ce malaise dans ce monde qui tourne chaque fois plus vite ? Ces mains qui croient encore s’accrocher à quelque chose et qui pourtant glissent, glissent

* La vie secrète des abeilles, 2008, Gina Pryce-Bithewood

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

14 commentaires à propos de “#40 jours #33 inquiétude et effroi”

  1. je retiens le tout premier paragraphe (même s’il vient de la vie secrète des abeilles…)
    j’aurais bien imaginé une suite sur le même mode, sur le mode « enfouissement de ses terreurs dans les fentes du mur de pierre »…

  2. Cette longue liste qu’on partage tous, c’est un travail de Titan, être une femme ou un homme « bien ». Merci Helena de le rappeler.

  3. Ce monde est terriblement terrifiant,
    Tu nous le dis avec tes mots tendres malgré tout.
    Merci beaucoup Helena !

  4. Merci Helena pour ce texte! Belle deuxième partie avec ces « On n’est pas coupables »!

    • Merci, Xavier ! Il y a en tellement, en effet ! Qu’est-ce que ma génération a fait au monde ?