#40jours #11 | parce que Prague

© Anne-Marie Passaret, Paris, 1991

Il voudrait démêler les souvenirs de Solange, dévider son passé, lire entre les lignes de ses lèvres les noms qu’elle s’obstine à taire, et tout absorber jusqu’à ce nœud du temps où leurs souvenirs deviennent communs. Il voudrait grimper à la corde des souvenirs de Solange, en défaire les nœuds un à un, jusqu’à ce qu’elle soit lisse : un fil à attacher à sa propre vie. Il a besoin de tout connaître, d’explorer les creux et les pleins. La ligne des souvenirs de Solange, il ne la sait qu’en pointillés, et dans les blancs, les vides, dans les noms qu’elle lui cache, il devine encore et encore des nœuds inextricables. Il voudrait être l’Alexandre le Grand des nœuds de Solange.

Plus elle lui raconte des bribes de son passé, et moins la corde est lisse, et moins la ligne est droite. Les nœuds quelquefois s’attachent l’un à l’autre et la corde s’enroule, s’emmêle, se ramifie dans leur mémoire. Le passé est tortueux et ses voix se recoupent et se surimposent. Il y a trop de nœuds dans la mémoire de Solange. Voudrait-il être sa non-mémoire ?

Il possède quelques uns des souvenirs de Solange. Dans le premier, elle est à Prague. Il suit une silhouette pressée qui erre dans la ville. Elle serre les poings au fond des poches de son anorak mauve. Hier, rue Nationale, un étudiant est mort sous les arcades. Elle marche vite dans les rues de novembre à l’effervescence grise. Elle pense à ce jeune homme, à ce nouveau martyr. Elle se demande si une fois de plus, ce sacrifice sanglant sur l’autel de la liberté se sera fait en vain. Elle s’efforce de faire taire sa peur.

Solange traverse une ville qu’elle ne reconnaît pas. Les gens descendus en nombre dans la rue lui masquent les contours des façades et la perspective ordinairement vide de la place Wenceslas où elle se fraye un chemin parmi des groupes épars, entre lesquels elle sent vibrer comme des bribes d’espoir. A chaque coin de rue, elle trouve des étudiants qui distribuent des tracts. Cependant les matraques veillent et Solange serre les poings au milieu de cette foule insolite. Elle pense à une flaque de sang. Hier, un jeune homme est mort rue Nationale. – Quelques jours plus tard on apprendra qu’il n’en est rien, que Martin Smid est sauf, que c’était un faux bruit. Mais c’est un sédiment postérieur de la mémoire, un sur-nœud qui emmêle tout, et Jean s’efforce de l’effacer du souvenir de la silhouette rapide qui ondule devant les façades noires des palais de Prague. Solange le 18 novembre 1989 croit à la mort de l’étudiant.

Elle marche vite dans la ville qui bruit d’un grondement nouveau ; mais combien de temps les matraques vont-elles encore se taire ? Et les chars russes derrière elles ? Elle cherche avec obstination à calmer sa peur ; elle n’y parvient que par bribes. Elle continue pourtant d’avancer. Et voilà que ses poings se desserrent, et voilà que la gagne l’effervescence répandue sur la ville. Et que voit-elle ? La photo de Staline accolée à celle de Gottwald, sa marionnette pragoise, et que lit-elle en lettres rouges leur barrant la poitrine comme une écharpe officielle ? « Assassins ! » Solange ne peut réprimer un sourire. Quelque chose est en train de changer. La ville ne se ressemble plus.

Lorsque Jean Descours erre dans le souvenir de Solange, il finit toujours par revenir à ce 18 novembre, comme à une première porte. C’est là qu’elle commence à dérouler son fil d’Ariane, marchant à pas pressés dans une ville au bord de la liesse, avec son anorak mauve – le même qu’elle portera quelques semaines plus tard dans les jardins du Palais-Royal. Il voudrait la rattraper, il décortique son trajet et peut-être cherche-t-il déjà à le lui faire parcourir à rebours pour mieux l’intégrer à sa propre mémoire.

Comment le pourrait-il ? Comment ne se perdrait-il pas dans le dédale d’une ville qu’il ne connaît pas à la poursuite d’une femme qu’il ne croisera pour la première fois que deux semaines plus tard ?

Car il ne connaît pas la femme qu’il suit à vive allure dans les rues de Prague. Quand il se souviendra d’elle, ce sera d’une femme qu’il n’a jamais connue et ne connaîtra jamais puisque le moment où cette femme découvre de la ville un visage nouveau est antérieur au temps de leur rencontre.

Jean file dans les rues de Prague une Solange mauve et solitaire ; elle pense à un garçon de son âge, mais ce n’est pas lui. Martin est mort et lui, Jean, n’est pas encore né à la vie de Solange. Jean pourchasse la pensée de Solange, il veut savoir si elle pense aussi à un autre jeune homme, ou plus exactement un homme qui était jeune il y a vingt-et-un ans ; celui qu’elle appelle Rodolphe mais qui bien sûr se nomme tout autrement. Solange maquille le nom de ses anciens amants. Elle aime les raconter. Mais à elle seule appartiennent leur nom et leur image. Jean voudrait aplatir tous ses souvenirs, les lui faire classer, y apposer le sceau de leur mémoire commune.

Elle ne le laissera pas pénétrer jusqu’au cœur secret de son âme, elle ne lui permettra pas de franchir le dernier seuil, celui qui mène à la non-mémoire.

"Y'aura p'têt' même du Prague", à 19:33 sur une vidéo de 19:46... et me voici perdue loin de Marseille !

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

5 commentaires à propos de “#40jours #11 | parce que Prague”

  1. Merci pour ce texte. j’aime l’idée de noeuds dans les souvenirs, indénouables et j’aime bien la photo qui les représente d’une autre manière mais très forte aussi.

  2. « Quand il se souviendra d’elle, ce sera d’une femme qu’il n’a jamais connue et ne connaîtra jamais puisque le moment où cette femme découvre de la ville un visage nouveau est antérieur au temps de leur rencontre. » J’aime beaucoup ce texte qui trace une double poursuite qui ne coïncide pas avec ce que l’on poursuit. Merci, Laure ! C’est superbement réussi !

  3. Merci beaucoup Helena pour ces mots élogieux, je suis contente que le texte t’ait entraînée à sa suite.