#40jours #17 | souvent surprises

Josep Martins (sous licence gratuite Unplash)

Souvent surprise dans le hall de l’aéroport. Corps arc-bouté sur la charrette haute remplie de produits ménagers et poubelle accrochée à l’arrière. Peau assez claire. Corps enflé, voire déformé, dissimulé sous la blouse bleu ciel un peu trop juste. Pas jeune. Une vie dans le hall de l’aéroport et dans les toilettes et dans les placards de ménage. Cheveux épais relevés en chignon désordonné — mais où est-elle née ? Elle ne regarde personne. Elle fait son travail, un point c’est tout. Elle le fait sans regarder personne.

Souvent surprise traversant la place ou se dirigeant en direction de l’épicerie. Tassée sur ses jambes fortes. Son pas heurté — on dirait que ça coince, qu’elle a mal à la hanche. Les traits de son visage sont ruinés écroulés après plus de trente-cinq ans de loyaux services à la mairie, affectée aux salles de réunion, parfois aux locaux scolaires lors des grands nettoyages d’été. Gentille avec le public qui loue les salles, ça fait partie du cahier des charges. Toujours gentille elle y arrive, même dans l’épuisement.

Souvent surprise en poste à la caisse 3 —  je la choisis de préférence aux autres. Seule la partie supérieure du corps visible. Teinte en blonde, ongles faits, assez stylée — qu’est-ce qu’elle fait là ? Un jour elle évoque son fils qui vit en Australie. Ah pour ça, ils ne vivent pas comme nous. Un autre jour elle s’enhardit, parle de la flambée du prix de l’essence. On finira tous au même endroit. Un sourire qui en dit long, une tentative de connivence.

Souvent surprise au bas de l’immeuble alors qu’elle rentre de sa nuit de veille à la clinique. Elle a des responsabilités, de quoi être fière et toujours quelque chose à raconter, comme si ça augmentait sa vie. Enfants partis, mari aussi. Il y a bien sa sœur à qui elle cause au téléphone mais ça ne comble rien du tout. Elle a gardé sa blouse de travail avec le nom de la clinique sur la poche-poitrine. Constellée de taches — liquides organiques, un peu écœurant. Elle croit que personne n’y fait attention mais ce n’est pas vrai, les gens ont peur du sang.

Souvent surprises sous la tonnelle du restaurant Les Clauzes, deux à faire le service, jolies dans des jeans, belles chevelures brunes, prêtes à subir questions, exigences et regards des types en vacances qui ne supportent plus leurs mioches — et plus encore que des regards, grivoiseries, tentatives de rapprochement, mains furtives. Oui monsieur, très bien monsieur, le vin sera frais et j’apporte aussi des glaçons. Elles notent les commandes, s’appliquent, ne font que courir. Elles tiennent bon. Après elles se racontent tout en cuisine. Heureusement que le patron est un chic type.

Souvent surprises tournant le coin de la rue, ces filles en goguette avec mèches colorées et noir au yeux, la vie devant elles et pourtant, cette destruction déjà à l’œuvre, s’emmêlant les pinceaux avec des histoires de mecs, de motos, de rendez-vous ratés, de baises inabouties, de violences. Leur parler est rude, leur corps malmené par des mains avides de griffer, de faire du mal, voire assassines. Elles sont baby-sitters, seront nourrices puéricultrices. À tout moment elles peuvent péter les plombs, elles ont poussé leurs rêves en marge.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

8 commentaires à propos de “#40jours #17 | souvent surprises”

  1. Cinq très beaux portraits qui s’ajoutent et complètent le magnifique déferlement d’évocations de la proposition #17.
    Mais cette fois, avec quelque chose de plus : un leitmotiv surprenant « souvent surprise »…
    Merci pour ces textes !

    • pas forcément très inspirée d’aller puiser dans cette zone, l’impression de m’éloigner de ce qui était entrepris jusque là pour moi… alors ai essayé de trouver un truc pour relier tout ça…
      et c’est venu par surprise !
      merci pour ta lecture, Fil

  2. Tu as réussi à donner vie et intérêt à ces femmes, filles ordinaires. Pas facile du tout (je dis ça parce que je n’y suis arrivé que sur un seul de mes « portraits »). La rengaine relie ces vies ordinaires et pourtant si difficiles. Je trouve ça vraiment intéressant.

    • oui c’est difficile de ne pas en rajouter…
      j’ai d’ailleurs passé plusieurs minutes à enlever des éléments non nécessaires
      et puis tenter de rester dans la proposition, silhouettes juste dans le découpé et une certaine violence « ordinaire »

  3. Bonjour Françoise,
    ici aussi c’est plein de ces vies discrètes, la façon de les croquer au vol est une réussite, tu as introduit cette rapidité du clin d’oeil sur elle, ça enlève du poids même aux situations lourdes du coup, c’est chouette,

    • la rapidité est inscrite dans la forme bien sûr
      et quel bel exercice que de se contenir dans une longueur donnée
      ton retour toujours enjoué et dynamique me dynamite !!
      merci Catherine

  4. Suprises par l’instant de ta captation, elles sont là, simplement, sans avant ni après, exactement comme dans Elles au service. On ne peut pas se permettre d’en dire plus, juste ce qu’on sait et ce que l’on voit. Très réussi ! Merci, Françoise !

    • comme je ne sais pas trop où je suis dans la ville, quelle ville et comment, j’étais un peu perdue au début
      j’ai juste tenté des ébauches avec des figures entrevues dans ma vie ordinaire de village et de la petite ville d’à côté et ça peut fonctionner quand même
      merci pour tous ces échanges très riches ces jours-ci, chère complice Helena