#40jours #23 | matière de l’Imago

© Gesine Arps
La #23 est en gras. Le reste du texte provient des archives de l'Atelier-ville 2018. La #04 des #40JOURS est également incluse in-extenso

Dans certains espaces — le terme de lieu est inapproprié, trop de paramètres rentrant en ligne de compte n’étant pas stricto-senso géographiques) on peut trouver le sommeil parallèle propice aux voyages des corps-songeant, plus communément appelé rêvoyages. Deux personnes côte à côte ou bien éloignées d’une distance indépendante de toute notion métrique peuvent se rencontrer dans un rêve partagé. Ces « rencontres » (on privilégiera le terme de retrouvailles en raison de la familiarité nécessaire avec le lieu du rêvoyage, plus qu’avec l’autre corps-songeant) sont, à ce jour, intraçables. Il semble également impossible de faire volontairement intrusion dans l’une d’elles. Impossible de débarquer dans le moment de la rencontre comme une armée étrangère ou une cousine de province sans y avoir été préalablement ou simultanément invité. Ce terme, qui évoque les bristols du XIXe siècle, les événements envahissants les réseaux sociaux, les mailing listes, pourrait donner une idée inexacte du processus des rêvoyages. En tous cas, ce n’est pas avec ce genre d’invitation qu’on peut espérer participer à des retrouvailles entre corps-songeant, et les arnaques fleurissent dans lesquelles tombent par milliers des gogos en mal de sensation, des âmes désespérées de la perte d’un proche ou encore d’insatiables cliqueurs et cliqueuses de tous âges. Pour qu’advienne la retrouvaille, la condition nécessaire et suffisante est le désir des personnes à se retrouver en présence les unes des autres. Voilà pourquoi le procédé reste alternatif et s’il intéresse au plus haut point le monde des affaires, il lui reste partiellement inaccessible — la plupart des essais de voyages de corps-songeant du monde des affaires se sont soldés par des résultats désastreux pour leurs participants. Ces précédents catastrophiques ont fini par créer une jurisprudence tatillonne autour de cette application des rêvoyages. On cite si fréquemment le Cas De Gried/Cup, qu’il est devenu une locution verbale, afin de désigner une personne complètement à côté du sujet. Le Banquier De Gried et le trader Ed-Dieter Cup sont restés perdus des jours entiers dans les labyrinthiques lobbys d’hôtels 5 étoiles, sans jamais s’apercevoir ni l’un ni l’autre, ni se rendre compte qu’à force de se ressembler ces lieux n’existent tout simplement pas — .

Le désir porte à la fois sur l’autre et sur le lieu où la rencontre doit se produire. L’élaboration du lieu est extrêmement délicate et nécessite une mémoire sensorielle pleine de vivacité et de fantaisie. La qualité même de l’air, de ce qui s’offre au regard et aux sens des corps-songeant plus généralement, est fonction de leur désir et peut s’altérer en un rien de temps (les unités de mesure habituelles de durée sont invalides dans ce processus).

(…)

Afin d’optimiser les chances de retrouvailles lors des rêvoyages, il convient de se diriger vers un lieu commun aux deux personnes, idéalement fréquenté, sinon connu, à la même époque. Ce lieu ne peut cependant pas être celui du portail même : du fait des interférences, les risques de confusion et de brouille sont trop élevés. Le parasitage de l’image et du son — sans parler des autres sens convoqués — peuvent provoquer un sentiment d’usurpation d’identité pouvant friser le délire paranoïaque, et, des malentendus inextricables, au sens premier du terme. Il importe également que le lieu choisi soit calme, c’est à dire vide de personnes réelles (occupants éveillés), les interférences créées par leur présence, bien qu’inexplicable à ce jour, n’en demeurent pas moins dangereuses. C’est également le cas des lieux ayant radicalement changé de destination depuis la dernière visite en chair et en os des participant.es

(redistribution des pièces avec modification du bâti, destruction pure et simple du bâtiment, coupes claires dans le cas d’une forêt). Mais la condition préliminaire demeure une certaine sensibilité aux sols qui supportent le corps-songeant. En effet, seule la sensation d’un changement contre la surface du dos peut lui faire connaître que le rêvoyage est en cours et, plus précisément qu’il a bien atteint le lieu désiré. Avant tout, il convient d’observer une règle simple dans son énonciation : ne pas se confondre avec le sol. De même que les fesses sont un ornement et pas un coussin, l’arrière du corps-songeant doit se garder de « devenir » le sol sur lequel il s’est allongé. En cas de fusion (imaginaire, mais fusion tout de même), il lui sera impossible de déterminer s’il est arrivé à destination ou s’il est toujours coincé au lieu du premier sommeil. Ce contact initial avec le sol doit s’inscrire avec précision dans la perception du corps-songeant. Sa matérialité : pierre, sol carrelé, herbe… épouse toute la surface de peau qu’il peut offrir. Ainsi, la capacité de détente joue-t-elle un rôle prépondérant dans la qualité du transfert, en augmentant cette surface de contact avec le sol initial et, par suite, la précision de cette perception — il y a plus de bleu dans un mètre carré de bleu que dans un centimètre carré de bleu —. Il faut imaginer à présent un déplacement qui s’effectuerait sur une poutre, non pour un exercice virtuose de gymnastique, mais au contraire dans un but d’efficacité et de sécurité tel qu’il importait aux maçons des cathédrales se déplaçant à trente mètres du sol. Leurs pas étaient glissés le long de la poutre, minimisant ainsi la fréquentation du vide et le risque déséquilibre. Dans le rêvoyage, contrairement à la sensation commune du début du sommeil, on ne « tombe » pas (sans quoi on s’endort, purement et simplement). Si l’on est parvenu à entrer en contact avec le sol du portail, quelle qu’en soit sa nature, on sentira un glissement — sans pour autant avoir l’impression d’être traîné comme un cadavre — et après une séquence, dite « imago », au cours de laquelle se succèdent des sensations indéfinissables, extra-ordinaires, non-humaines, (nous reviendrons là-dessus), le corps-songeant reconnaîtra le froid de la neige, l’instabilité du sable, le moelleux d’un tapis que son œil a pu contempler un jour, parfois dans un passé très reculé. L’arrière du corps s’agrippe alors à ce nouveau support, comme s’il était doté de petites ventouses à la manière des lierres, et la rencontre peut avoir lieu.

Ce qui est le plus troublant dans le moment de l’imago pour le corps-songeant, c’est que rien de ce qui s’y traverse n’a la moindre relation avec son vécu. Rien à voir avec un album de souvenir qu’on feuilletterait jusqu’à décider d’investir l’une ou l’autre des images, ni avec ce qu’on raconte sur la vie qui défilerait en une minute au seuil de la mort (procédé cinématographique bien commode et qui aurait pu être d’un certain intérêt si on ne s’arrêtait pas systématiquement à des souvenirs bien balisés, à la manière d’une rétrospective de l’individu, ou balisable au terme d’une forme d’introspection — citons pour mémoire le Rosebud dans Citizen Kane —. Si et je dis bien si l’imago fait traverser des milliers de lieux-sensations en lien avec le vécu du corps-songeant, ce dernier n’a aucun moyen de le savoir. La matière (c’est finalement le terme le plus proche de l’expérience telle qu’en témoignent les récits en notre possession), la matière de l’Imago infiniment mouvante dans un temps qui pourtant n’excède que rarement le quart d’heure, s’apparente à ce qui se passerait si le corps-songeant traversait tout droit ce qui l’a toujours entouré. On peut parler de strates successives, mais non chronologiques. Par exemple, on pourrait dire que ce corps étendu sur le sol à proximité du portail va traverser tous les sols qui ont précédé celui-ci dans le temps : plancher, ciment, béton, air, terre battue, maïs, herbe, ronce, marais, rivière, glace, lac, roc… Mais tous les sols ou supports contre lesquels le propriétaire de ce corps s’est un jour appuyé peuvent également se représenter en enfilades et pour les adeptes du rêvoyage face contre terre (rare), tout ce à quoi ils ont pu être confrontés. Dans le premier cas (de dos) cette séquence renvoie d’abord à des sensations puis rétrospectivement à des visions — il faut se représenter la chute en arrière, mettons depuis le toit d’un gratte-ciel où les étages apparaissent au fur et à mesure qu’on les dépasse —, dans le second (de face) les visions sont premières et les sensations secondes. Cette dernière situation est plus familière, mais beaucoup la déclarent effrayante dans le contexte de l’Imago. Les visions qui se succèdent sont extrêmement déroutantes et cauchemardesques parfois. On s’y sent projeté à une vitesse phénoménale dans une succession de matières, dont beaucoup ne sont expérimentées dans la réalité quotidienne que par les insectes ou les rongeurs, à la manière d’un passe-muraille qui connaitrait une décélération presque insupportable à chaque obstacle rencontré, qui l’obligerait à en percevoir chaque particule et sitôt traversé, reprendrait sa dynamique première. Ces gros plans (on parlerait plus volontiers de macro) peuvent perturber durablement des sujets mal préparés. Mais il semble que ce dont il est le plus difficile de se défaire sont les images énigmatiques, autrement appelées images fantômes, dans certaines archives, dont le corps-songeant ne peut déterminer si elles sont vraies ou imaginaires, passées ou futures. Elles ont tendance à hanter certaines personnes bien au-delà du moment du rêvoyage, revenant dans leurs rêves ou plus inopinément encore apparaissant au détour de la plus anodine conversation. Tout ceci explique que les corps-songeant rompus à l’exercice déclarent préférer la position sur le dos et le lâcher prise qu’elle induit.

Quand le Squat Sang noir a découvert le portail, les essais les plus concluants ont été soigneusement listés et appris par cœur par tous les membres, grâce à la technique Ad Herennium. On ne peut que déplorer que ce n’ait pas été aussi le cas des désastres, ou des demi-succès : même si c’est compréhensible (la mémoire des membres n’étant pas extensible à l’infini), nous sommes à présent contraint.es de revisiter toutes les impasses, sans avoir la certitude de ne pas en avoir manqué… Comme par un fait exprès, les rêvoyages les plus satisfaisants en termes de stabilité ont pris place dans des lieux extrêmement proches du SSN et familiers de leurs membres, soit par une connaissance personnelle (appartement de fonction du Lycée Jean Hypp, après rénovation, cabinet du Docteur Ledoux, pavillons de l’Atlantide étêtés par la grande tempête), soit par un ouï-dire local très puissant (la cave à souterrains de l’ancienne bibliothèque, les carrières Heurtebise, le chemin de ronde des galeries noires…)

Je consigne ici deux de ces essais. L’un provient d’un carnet retrouvé du Squat Sang Noir, que je retranscris le plus fidèlement possible, en regrettant cependant d’être dans l’incapacité d’en conserver la calligraphie nette et nerveuse qui en dit plus long que tous les mots qu’elle a formés. Le second est la transcription d’un enregistrement obtenu auprès d’une personne fort désireuse de conserver l’anonymat et dont je ne saurais dire si elle a participé elle-même à ce rêvoyage, si elle était présente lorsqu’il s’est produit pour sécuriser la zone, ou encore si elle l’a appris par cœur d’un. e des membres du SSN. La forme, très parlée, s’éloigne beaucoup de la netteté scientifique des Carnets d’Essais, mais dans quelle mesure ne peut-on y voir une finasserie supplémentaire du SSN Augmenté pour brouiller les pistes ?

SSN/Essais 37/Carnet B 

Point de départ : Lycée Jean Hyppolite 
Appartement : vide 
Situation : élevée 
Fonction : de fonction 
Exposition : double, béton/forêt 
Personne morale : propriétaire 
Personne physique : occupante en transit 
Personnes métaphysiques : préoccupantes permanentes 
Mobilier : un lit double, une table dans la cuisine, une chaise dans la cuisine, un coûteux canapé en cuir gris. 
Petites cuillères : pas l’ombre. 
Blanc : carrelage partout 
Vert émeraude : SdBaignoire 
Très framboise : salon 
Ecran disproportionné : Blue Velvet 
Bleu pipi : cuisine 
Caméléon dormeur : chambre de rêves 
Point de fuite : Forêt

En cas de nausée ou d’infiltration : évacuation vers les pavillons étêtés 

Technique : survol du parking

Consigne : De nuit uniquement. Déconseillé aux débutant. es

Interview de /Enquête SSN/non daté

Les greniers étaient encombrés de tout un bric-à-brac d’oubliette. Avant que les toits ne s’envolent, on n’y tenait pas un homme debout. Il n’y avait que les enfants, et encore, les petits qui pouvaient s’embringuer là-dedans. Il fallait monter sur une chaise ou un escabeau pour accéder au clapet qui ouvrait une trappe dans le plafond. Une trappe très lourde, sans diable, un truc à se tuer. On y glissait à l’aveuglette tout ce qui encombrait momentanément (décorations de Noël en janvier, matériel de camping en octobre, doudounes et moonboots au printemps…) et puis tout ce qui encombrait définitivement (correspondance d’un autre amour, factures d’électricité, cadeaux hideux de crémaillère genre tasse » toi et moi « ou service à nougat glacé) tout ça on le poussait le plus loin possible, aux confins des sous-pentes à chaque nouvel arrivage (cette longue lunette à faire peur aux gens et cent brimborions dont l’aspect importune, tout Racine, Corneille et un Cyrano qu’on n’ouvrirait plus jamais) en tâchant de conserver les objets les plus utiles au plus près du bord de la trappe. À présent qu’on peut y tenir debout, personne n’y monte plus, utile et inutile sont logés à la même enseigne. Celle où tout pourrit gentiment avec la pluie et le temps. Mais ça donne une cartographie fiable et fixe vue du dessus. Désirer un rendez-vous dans la section cahiers de primaire du petit Paul, vaisselle du mariage de Michel et Madyana ou dans le bocal des billes de cartouches d’encre turquoise d’Aliénor, qui avait en son temps, traîné tous les cœurs après elle… pour ceux d’ici, c’était un jeu d’enfants.

Principes des Corps-songeant/Le Cas du Squat Sang Noir/Notes préliminaires et vrac

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com