#40jours #30 | une vie

Il n’y a qu’une chose encore plus désirable. Il n’y a qu’une chose. Lorsque l’enfant a regardé le train dérailler sous ses yeux sans en perdre un détail, lorsqu’il l’a vu quitter le lit des rails traçant sur le ballast la ligne d’un destin déjà écrit, lorsqu’il a vu le train tenter de poursuivre sa route en équilibre sur le côté et franchir lentement la limite de l’inexorable et tomber et glisser et emporter avec lui l’impitoyable logique d’une vie de fils de bûcheron, de bûcheron, d’ancien bûcheron, de cadavre de bûcheron, à ce moment bien précis, l’enfant a compris. Qu’il pouvait changer les choses. Qu’il tenait sa vie entre ses mains, pourvu qu’il soit nourri de volonté, pourvu qu’il soit abreuvé de désir. Mais il n’y a qu’une chose encore plus désirable que de sortir des rails, il allait l’apprendre au bout de sa vie.

Il n’imagine même pas ce qui l’attend. Il ne peut pas, mais il sait. Il est un enfant, alors ce qu’il imagine revêt la forme naïve des rêves simples. Mais il sait qu’on l’attend. Un regard, un goût dans la bouche, une caresse sur le visage, une douleur, une froideur, une odeur. Il ne sait pas ce qui l’attend mais il sait qu’il y a quelque chose au-delà de l’horizon qui est là pour lui. Une pierre, un livre, un feu de cheminée, une hache, une tarte au sucre, un fruit trop mûr, une guitare désaccordée. Il sait que les rêves des adultes sont trop compliqués pour qu’il en imagine les secrets. Alors il n’imagine pas.

Et s’il glisse dans l’eau. Et si. S’abandonner à la glissade inexorable à la cascade à la dégringolade. Savourer le laisser-faire et tomber agréablement sous les caresses de l’eau de sa peau de son regard si chaud. Se noyer en glissant et fermer les yeux et ne plus respirer et ne plus sentir penser vouloir. Et s’il glisse dans l’eau dans l’air dans la terre dans la pierre. Dans l’ailleurs dans l’en-bas dans l’en-haut dans l’espace. Et s’il glisse dans l’espace pour devenir une étoile en filant comme un souffle. Et s’il glisse dans les draps pour s’endormir comme l’enfant qu’il était. Avant de devenir un adulte. Et s’il glisse sur la glace comme une pierre perdue de la montagne à la surface du lac gelé. Et s’il glisse dans l’eau. Et si.

Lui seul et errant et épuisé par le rythme. Lui seul et errant. Et vieux. Essoufflé, exsangue, abattu. Trahi par son rêve qui s’émiette inexorablement. Trahi par les années qui le rattrapent et les rides et le dos qui se courbe et les jambes qui s’affaissent sous le poids d’une réalité devenue trop lourde. Des châteaux-faibles, des armures en carton, des chevaux en papier mâché, des pensées en pubs de supermarché. Des étoiles affolantes, effilées, affolées, défiantes. Des images usées. Et cette envie de s’endormir au bout de chaque expiration devenue la dernière. Il s’assoit sur un banc à la sortie de la gare et il disparaît.

Son voyage commence ici.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

10 commentaires à propos de “#40jours #30 | une vie”

  1. « Qu’il tenait sa vie entre ses mains, pourvu qu’il soit nourri de volonté, pourvu qu’il soit abreuvé de désir. Mais il n’y a qu’une chose encore plus désirable que de sortir des rails, il allait l’apprendre au bout de sa vie. »
    Puisqu’il tient sa vie entre ses mots ! Plaisir du texte et résonances…

    • Des résonances, c’est ça. J’essaie de travailler sur la résonance des mots (je dois être un peu sourd). Merci de ton passage.

  2. Voilà une bien belle série de textes, avec personnage qu’on commence à peine à connaître (et on ne demande que ça).
    Merci pour le moment de lecture très agréable !

    • Un peu caricaturaux ces quatre paragraphes mais bon, on est dans l’esquisse dans ces travaux quotidiens. Merci.

  3. Très belle cette histoire qui se construit dans tes derniers textes. L’événement comme scène primitive qui détermine la vie du personnage ?

    • Je ne sais pas, Helena. Je découvre avec toi au fil des propositions. Me laisse porter par le souffle de François. Merci.

  4. Un même personnage sans doute ?
    au commencement, des rails, un train qui saute, un désastre… on n’est pas dépaysé, tu nous as déjà avertis ! on a des points de repères
    une belle utilisation de ces titrages que tu détournes selon ton besoin

    • Oui, dans l’idée, c’est un même personnage. Mais sincèrement, je navigue à vue. Je ne suis pas dans la construction mais dans l’errance. Merci Françoise.