#40jours #39 | Le temps est un traître de cape et d’épée qui vous glisse sa poudre d’oubli

Je n’aurais jamais dû y retourner, même de cette façon-là. Vu du ciel, tout devient petit, plat, il manque les odeurs, les bruits, la fraîcheur de l’air marin, le vent dans les cheveux, le soleil sur la peau, il manque le passé, les moments partagés, il manque surtout les miens et les autres. C’est sûrement la facilité qui m’a piégé. Deux clics et tu croyais être de retour en enfance. Mais le temps a travaillé, tu vois les maisons neuves, tu cherches les arbres coupés. Ces endroits qui pour toi étaient un peu sacrés, un peu magiques, l’avancée du temps ne les a pas épargnés. Ils sont effacés ou modifiés, ils ont été profanés par les êtres du temps présent. C’est peut-être à cela aussi que sert l’art, ou peu importe le nom que l’on donne à ces activités inutiles, il sert peut-être à garder une trace de ce supplément de vie qui consacre un lieu pour le mystique qui est en chacun de nous. Mais il faut avoir le courage de ne pas y revenir. L’enfance est un pays merveilleux, mais un pays qui n’est visible que par les enfants. Pour les autres, la magie a disparu, un chemin de terre avec ses trous à casser les rayons, ses ornières piégeuses qui vous brise le dos, les vaches dans les prés qui vous regardent d’un œil bienveillant, les herbes hautes, les papillons multicolores qui volent, l’air frais à l’ombre des arbres où l’on s’arrête, l’air chaud qui vous brûle les poumons, l’inquiétude d’un bruit de branches cassées, l’espoir de voir un animal sauvage, tout cet espace devient une sinuosité ordinaire sur la vue du satellite. L’étang où tu as passé des heures à chercher et à observer les poissons, les poules d’eau, les foulques, les martins-pêcheurs, les libellules qui volaient, est devenu une petite mare noirâtre et morte. On chasse l’émerveillement de nos vies, on banalise nos exploits, on ose plus rêver. Avec le temps, une montée à vélo n’est plus une performance , mais un effort, une partie de pêche n’est plus rêvée avant d’avoir lieu, elle se vit au présent, une ballade à travers les champs devient une promenade digestive, une après-midi à la mer devient une heure de baignade. La magie est partie, pour la faire revivre, il faut user quelques crayons.

A propos de Laurent Stratos

J'écris. Voir en ligne histoire du tas de sable.

11 commentaires à propos de “#40jours #39 | Le temps est un traître de cape et d’épée qui vous glisse sa poudre d’oubli”

  1. Un beau texte aux tonalités barbaresques… J’ai eu tort, je suis revenue dans cette ville au loin perdue / Où j’avais passé mon enfance

  2. Un beau texte où affleure quand même la beauté de tes souvenirs, malgré tout…
    Merci Laurent !

  3. C’est beau, juste et fort parce qu’énoncé avec une grande simplicité. Je pense que nous serons nombreux à nous retrouver dans cette enfance que tu décris si bien.
    Ne reste plus qu’à « fermer les volets et ne plus changer l’eau des fleurs » sur notre première jeunesse.

  4. « Mais il faut avoir le courage de ne pas y revenir. » Oui, le choc est trop grand, même si peu de choses ont changé dans le décor, nous on a définitivement changé et tes mots pour le dire posent exactement le doigt sur la plaie. Très beau texte où on se reconnait si bien !

    • Merci Helena, oui, on ne voit plus que le changement, il obstrue notre vision, portant beaucoup de choses sont identiques. L’absence prend toute la place.

  5. Il existe pourtant des retours heureux, mais ils ont peut-être lieu après des pertes plus immenses encore, lorsqu’il ne reste plus que les mots pour arpenter le passé. Je suis en train de lire un livre de Aaron Appelfeld (1932-2018) ancien enfant déporté, qui s’intitule mon père et ma mère, publié chez Points, traduit de l’hébreu par Valérie Zénatti, je suis stupéfaite par la capacité de cet écrivain à reconstituer son univers d’enfance à partir de bribes de souvenirs liés aux lieux qu’il a connus à sa période familiale. J’en déduis qu’il puisse exister en écriture des retours imaginaires , des légendes de soi probablement.

    • Merci Marie-Thérèse , j’ai entendu beaucoup de bien de ce livre. « J’en déduis qu’il puisse exister en écriture des retours imaginaires , des légendes de soi probablement. », Peut-être.