#40jours #11 | j’ai tout perdu

Tout est de la faute de la distraction. J’étais assis dans ce café, il allait bientôt fermer et je n’avais pas envie de rentrer trop vite chez moi. Alors je l’ai regardé. Machinalement je l’ai regardé. Et le gars bien sûr l’a vu, il a bien vu qu’il allait pouvoir en profiter, il s’est imaginé peut-être même toute la vulnérabilité, la fragilité que ce regard machinal pouvait offrir de potentialité. C’est à dire qu’à cet instant précis où nos regards se sont croisés, il s’est mis en branle, le gars, il est directement venu  s’asseoir en face de moi, puis  voilà on y est : il approche son visage et me hurle j’ai tout perdu !

—quoi tout ? J’ai demandé pour gagner du temps, me refaire une tête.

— tout absolument tout ! tu comprends ? 

C’était insupportable. Intolérable. Les loufiats nous regardaient, sans doute me suis je dit je ne reviendrai jamais ici dans ce café de Saint-Germain des Prés. J’étais tellement fragile, vulnérable que ce type ressemblait à ma propre caricature, c’était insupportable. Et on nous regardait, ils allaient nous jeter dehors c’était à prévoir.

— comment ça tout  j’ai osé dire encore avec un ton plus haut, à cause de la nervosité et de l’agacement aussi. En fait le piège était cousu de fil blanc, tout ça pour que je l’écoute qu’il puisse me déverser tout son saoul ses saloperies dans l’oreille et même en toute sécurité puisque déjà il savait, il savait à quel point mon indifférence eut pu être feinte, il savait à quel point je me serais forcément senti coupable de l’envoyer bouler.

— ah la bonne heure voici que tu m’écoutes maintenant soupira t’il.

Et ce fut exactement à ce moment là quand je l’ai senti hypnotisé par sa propre victoire que je me suis levé, j’ai hélé en brandissant un billet de 10 le loufiat qui  a accouru vers moi comme dans un ballet admirablement bien réglé. Puis je me suis faufilé dans la rue Saint-André des Arts et j’ai pressé le pas pour vite tourner à gauche rue de Seine.

C’est à partir de cette caricature de moi-même pourtant que toute ma vie a changé. J’ai commencé à me perdre sciemment dans la ville en inventant des stratégies toutes aussi bizarres les unes que les autres par exemple tourner 5 fois sur la gauche marcher tout droit durant un intervalle de 500 mètres et bifurquer sur la droite, puis reprendre depuis le début. Excellente stratégie ! Enfin je ne vais pas raconter ma vie ce n’est pas comme si j’allais écrire un livre, j’ai perdu cette idée en route aussi, et c’est un vrai bonheur, un immense soulagement. C’est aussi à partir de toutes ces minuscules découvertes sur l’art de se perdre progressivement, un peu comme on boit scientifiquement, que j’ai pu gagner sur ma frousse de me perdre totalement. Et bien c’est exactement comme quand on entre dans une eau glacée, on finit peu à peu par s’en accommoder s’y habituer et même y prendre un certain plaisir. À la fin je n’avais même plus besoin de la ville, des rues des stratégies, je m’étais si bien perdu, si agréablement perdu que je n’avais plus besoin d’elles, les rues,  les villes, je pouvais les inventer, et retrouver intact tout leur mystère.

A propos de Patrick Blanchon

peintre, habite en Isère entre Lyon et Valence. Rencontre du travail de F.B via sa chaine Youtube durant l'année 2022, et inscription aux ateliers en juin de la même année. Voir son site peinture chamanique. De profil je suis : Discret, bargeot, braque. Et de plus en plus attiré par la réserve, la discrétion , et ce plus je lis et écris. Deux blogs, dont un que j'ai laissé en jachère. https://peinturechamanique.wordpress.com/portfolio/voyage-interieur-patrick-blanchon-artiste-peintre/ En activité encore pour l'instant : https://ledibbouk.wordpress.com/2023/12/15/ambiguite/ Ce sont des sites gratuits, bien désolé d'avance si vous y voyez parfois de la pub.

3 commentaires à propos de “#40jours #11 | j’ai tout perdu”

  1. La perte comme une délivrance ? Un allégement ? Si on tourne 5 fois à gauche et qu’après on tire tout droit, on a fait un demi-tour complet et peut-être avec un peu de chance on a eu le temps de faire un noeud à son mouchoir. Il a fallu que je dessine pour me représenter l’idée de ce mouvement rétroactif faussement alambiqué.. Partir d’un point, choisir une direction gauche ou droite et même si la longueur de marche est inégale, il suffit d’ajouter un tronçon de ligne droite pour couper court et serrer le noeud d’une contradiction ou d’un pense-bête. On n’y avait pas réfléchi avant, il ne faut pas réfléchir dans ces cas là, juste se souvenir d’où on venait et où on voulait aller. Ce n’est pas toujours simple. Les hamsters le constatent à leurs dépens. L’expérience peut être désagréable, et pas toujours envie de consulter une carte, ni même demander son chemin.Un truc qui me fait rire à chaque fois lorsqu’après avoir consulté Google Map sur mon téléphone, et arrivant à une centaine de mètres de ma destination, je prends alors la peine d’interroger un.e passant.e, qui invariablement sort son propre tééphone et commence à pianoter sans me regarder, et en
    parlant très fort pour me rassurer… En fait, je ne me sens pas vraiment perdue… juste retardée… et volontairement. Impression de nous avoir piégé.e.s ensemble en même temps. Les gens en ville sont de plus en plus perdus, ne connaissent plus le nom des rues.Sont comme les vaches qui font les mêmes trajets aller-retour en laissant la trace de leurs sabots sur le chemin qui s’usent sous leur poids. C’est pour cela peut-être que Patrick Modiano a écrit « Pour que tu ne perdes pas dans le quartier ».aux gens qui ne le connaissent pas. Tout chaman le sait, le chemin est celui qu’on a pas encore trouvé et abandonné sans aide extérieure. Tout juste une pichenette dans le dos pour avoir le courage de se perdre de vue… Je digresse je digresse… Mais vos textes me parlent car ils vont directement à l’endroit où on lâche prise, avec… application… comme la couleur sur une toile. Les mots, c’est pareil au final… Non ?

    • Et bien les derviches tourneurs sont-ils des hamsters déguisés ? voici soudain une grave question que soulève ce commentaire 🙂
      Et oui possible que la peinture m’ait donné des pistes déjà pas mauvaises pour m’appliquer à l’égarement.
      D’ailleurs je l’enseigne à mes élèves, n’ayez pas peur, égarez-vous vous ne risquez qu’une chose c’est de vous trouver ! ( avec humour bien sur )
      merci d’avoir pris le temps Marie-Thérèse

  2. Les Hamsters ne choisissent pas le leurre qu’on leur impose. Les Derviches Tourneurs sont des Jouisseurs , ils ne tournent pas dans la même catégorie. Enfin… ce que je peux en dire…Je ne suis pas mystique, ni animal de compagnie, ni peintre… Je vous envie… Aimez vous le travail des frères BRAM et GEER VAN VELDE ? Vous ne m’avez pas répondu pour ma demande de me procurer votre livre sur la peinture que j’ai repéré sur le Net. Vous en avez fait plusieurs mais un m’a tapé dans l’oeil ( Encore une histoire de titre et de première de couverture). J’ai toujours été intéressée de lire les peintres et de visiter leur atelier. J’ai plusieurs ami.e.s peintres.