# 5 bis Elle l’appelait Malte

Même entre eux, en privé si on veut , elle l’appelait Malte. Faut dire que c’était elle qui lui avait choisi ce pseudo un peu littéraire. C’était un type froid, ou qui paraissait l’être en tout cas au début. Il parlait peu et se tenait parfois un peu ployé, comme occupé à réfléchir. Quand je l’ai mieux connu j’ai su ce qui lui en avait coûté de renoncer en partie aux maths, pas totalement bien sûr mais on ne peut pas tout faire. Elaborer des tracts, préparer des stencils qui vous lâchent une fois sur deux, éventrant dans un glissement gras les mots longuement pesés, et bosser comme on l’attend d’un élève de classe préparatoire. Il s’est rattrapé ensuite, quand la révolution n’est pas advenue. D’autres se sont mariés, ont acheté des maisons, lui il a poursuivi sa voie dans les équations, les nombres, leurs énigmes. Parfois j’écris son nom sur un écran et il apparaît , un peu vieilli, les cheveux plus courts, avec ce même regard qui ne vous regarde pas. Elle m’a dit qu’il l’avait quittée pour une autre, une femme mariée. Je sais qu’il n’a pas eu d’enfant, contrairement à elle, à moi, qui avons fini par nous y inscrire, et avec joie en plus, dans cette foutue chaîne des générations, elle et moi qui avons fini, toujours amis jamais amants, à nous marier chacun de notre côté, à aimer un enfant, à le regarder mettre en branle tous nos anciens , les vifs et les autres.

Un ami, oui. Son avis m’importait, mais pas seulement. Je l’aimais. Comme un frère serait une facilité. Des frères j’en ai eu, j’en ai encore deux. On se bouscule, on renonce aux égards, on fonce quitte à revenir s’excuser. C’était différent avec Louis, comme un vouvoiement qui aurait résisté aux grosses caisses de la camaraderie. D’ailleurs je ne l’appelais pas par son pseudo, j’usais du prénom avec lui. Je le remarque aujourd’hui dans ces nouveaux après-midi de silence.

Allongés sur le matelas posé à même le carrelage, on écoutait les Doors, Led Zeppelin. Pas la même chanson que ces hymnes nourris de certitudes que nous clamions. Les guitares disaient autre chose. Pas avec ces musiques que nous aurions rêvé comme ça se fait aujourd’hui de nous établir précocement dans des maisons.

Louis? Malte tu veux dire. Bien sûr que je m’en souviens. Le jour où l’on m’a incinéré, il était là sans paroles, isolé. Puis il est reparti à pieds le long de cette rue Saint Pierre, une des plus longue de la ville. J’ai été leur premier mort. Pas rien pour eux, sortis de l’adolescence, encore tous liés sur un mode qui m’agaçait parfois. Je n’ai jamais été sentimental. Je me souviens de ma colère contre les toubibs qui m’ont baladé. Et de Malte, oui, parce qu’il venait près du dernier lit sans trop parler, sans me servir trop de mensonges.

A propos de Roselyne Cazanave

Née à Marseille, je vis en Haute Loire depuis plus de trente ans. Prof en collège , plus pour très longtemps. J'ai commencé à écrire grâce aux ateliers d'écriture organisés par Anne Roche, à la fac, puis j'ai continué: nouvelles très brèves, poèmes. j'ai un peu publié dans deux revues: Textuerre et Filigrane. L'atelier ''Recherches sur la nouvelle ''a été un vrai cadre de travail. Je continue à écrire sur sa lancée.