ALLÉE DE LA NEF

dans l’allée centrale de la nef        les carreaux assemblés par les coins        comme des dés posés en équilibre sur un angle         une rangée noire une rangée blanche une rangée noire        yin yang du grand portail jusqu’au chœur        mais nous arrivons d’une entrée latérale        à cinq voussures de pierre        franchissons le bas-côté        entre les bancs et repose-pieds        seule en tête         ma fratrie ayant très tôt lâché l’affaire        derrière le cercueil        bien droite        bien seule        dans le protocole        virage à gauche nous remontons l’allée carrelée        tout droit vers l’autel        pour lui dernier trajet sérieux        tout le monde en noir        propret soigné        lui aussi dans sa boîte mais mal fringué        son tee-shirt délavé         dérivé d’un ancien rouge bordeaux        derrière moi les petits-fils puis la famille        les amis pas les siens        n’a que lui-même pour ami        lui-même pour horizon        sa beauté de jeunesse pour baluchon        puis seulement des hallucinations        des histoires intérieures        de mariage et 2CV Citroën        de pêche au lancer        de nasses de poissons        cercueil déposé sur deux barres de fer à hauteur de taille debout        à hauteur d’yeux assis        le protocole debout assis debout        les chants à refrain        à gauche derrière un homme chante faux        commence le refrain        avant la fin des couplets        faux        moi muette        cheffe du protocole        on me regarde sans doute        pas de signe de croix        debout assis         mon discours approche        pas de mensonge non plus de        récupération chrétienne        d’égoïsme de violence d’avarice        on ne métamorphosera pas        le petit-fils à ma gauche ne chante pas        non plus        on voudrait        calculer le pourcentage de ceux qui        chantent        de ceux qui        prient        des gauchers faisant le signe de        croix et dans quel sens        le prêtre s’empêtre dans ses modulations        fait un mode mineur alors qu’on était en majeur        mais qui peut        écrire des mélodies pareilles        ni fait ni à faire c’est ça qu’il disait        le père        ni fait ni à faire même pas mémorisable        le protocole en désordre        assis debout         la cérémonie des lumières avant l’homélie c’est pas ce qu’on avait dit        petites bougies dans godets de plastique rouge        pas pris l’hostie        pas pu dire combien auraient        communié         la limite dans le protocole        bougies distribuées sur un plateau         on se sert        on me propose en premier suis la fille        on regarde comment je m’en sors        qui je suis ce que je vais dire        estrade cirée brillante vernie        du merisier        trois marches        déplacements calmes chacun pose         sa bougie         sur le cercueil        où        au pied à la tête         à l’écart ou dans un groupe        on pose         on se défait        de quelque chose        l’encensoir balancé tout autour        bois clair bougies rouges volutes laiteuses        les bancs cirés le marbre rose de l’autel au fond du chœur        le lustre à trois étages s’élargissant comme une tiare        à pierres précieuses        aperçu l’immense fresque presque rouge        saint Christophe        aura bien besoin d’un passeur tiens        mort tout seul mais voici le passeur        après ce qu’il était        cette femme quasi assassinée à coup de        canne        la nuit dans son sang dans son lit        la pauvre        une apparition funeste ce type en fauteuil avec sa canne        à trois heure du matin        le passeur et son bâton de voyage        comme le singe Sun wu Kong marchant        sur les nuages        saint Christophe en tunique drapée        rouge les plis        agités par la marche        émergeant du mur les traits        brouillés        ses jambes musclées        sa force de voyageur        de porter        le christ        Sun wu Kong portant les textes de l’Inde à la Chine        les passeurs        le père bien dans ce besoin        du passeur        le discours        une feuille de carnet arrachée        à petits carreaux avec des mots        dans tous les sens tout ce qu’on m’a suggéré de        dire        les notes de la page du carnet dans tous les        sens        tourner la page sur l’estrade chercher l’ordre se rappeler        de l’idée        du discours        tout à l’heure au portail latéral à cinq voussures        dont deux sculptées en géométrie de lignes brisées        pavage de dalles de toutes tailles savamment agencées         blanches         sans herbe dans les joins        l’église au clocher de pierre du XIIème        octogonal        fresque gigantesque à l’intérieur        saint Christophe émergeant du brouillard les pieds encore masqués        barbu frisé        comme un mouton        dru        épais        son bâton de passeur de gué        la canne lui fut confisquée        alors qu’il cherchait        l’entrée d’une crèche        on entendait les bébés        le micro bien à ma hauteur ma voix porte        jusqu’au fond les bancs vides à moins que        ne s’invitent des        fantômes        les bougies rouges et le lustre saint Christophe toute sa vitalité à ma droite ma voix        évitant le pêcheur car oui passionné du brochet        voilà le vrai        mon père était un passionné du brochet mais pêcheur j’évite        pour ne pas dire        dans les deux sens du terme        à voix haute je ne pourrais m’empêcher suis sur l’estrade        ils écoutent me regardent        ils se demandent comment je vais sortir de ça cette        psychose cette        maladie mentale        je me demande j’ai décidé        aucun mensonge        ni aucune malé-diction        ils écoutent je parle        je laisse les silences nécessaires        à l’acoustique au discours de départ         dans l’après-vie        je trouve ça        les mots viennent bien ça me porte        des mots        convenant au mort        et aux bouddhistes        aux chrétiens        je vois des gorges déglutir        comment ses derniers désirs ont été exaucés alors que qu’on ne savait pas        l’imminent départ        je convoque l’intuition        le respect de la maladie respect        qui demande quand même        un effort        ne parle pas du brochet tous les livres reliés        sur le brochet        relieur pour une abbaye je trouve ça        pas écrit sur la page du carnet         homme de ménage ça ne grandit pas son homme        je trouve un chantier une commande chrétienne        coiffeur à l’armée je ne peux pas         la coupe de mon petit frère        qu’a déjà lâché l’affaire        tout-à-l ’heure les petits- fils se sont photographiés         tenant le brochet        taxidermisé        la tête-gueule ouverte        centaines de dents        les bougies rouges l’encens le passeur la tête du brochet        il se baladait        dans les couloirs        arrivait à table        avec la tête du brochet        les pensionnaires        à la place de la canne le brochet        à la table de la maison de retraite        je trouve Loire terroir         à la place de pêcheur        ça me grandit tous ces aidants là pour lui toute sa vie        je me vois l’estrade vernie        je pleure presque laisse        les silences d’émotion ce qu’il faut        pour la résonance dans la nef l’amplitude        les fantômes médusés        et là au climax        quand un sanglot change mon timbre         heurte ma diction lente        je m’entends        me dis holà stop        ça suffit cette gonflette         l’ego à fond les voilures        tu lâches ça tu conclues tu remercies les présents        émotion balayée laissé passer        pas enfournée dans les dérives du discours        quelques secondes seulement        le protocole        je descends les trois marches cirées merisier        vernis        très bon micro église du XIIème le lustre        je retourne à mon banc devant à gauche        près de cercueil        c’est dégonflé        le notre père je récite à l’intérieur        à cause du par cœur         et du gars qui décale d’un mot derrière moi        on ne me regarde plus j’en suis sortie        ni crime ni louanges l’humain j’ai dit        l’humain        protocole        choral de Bach        komm süsser Tod        pas fait exprès        tous sortis laissant le cercueil        tout seul        tous sortis je paye dans la sacristie        cent soixante-dix euros        on me félicite les gens        ne prennent plus la parole alors        je n’avais pas compris        cru que c’était obligatoire ici        je sors cinq voussures romanes pavage de pierres        blanches éblouissantes de soleil préférant        les sorties de mariage         à cause de Mendelssohn et du tapage        je les récupère tous en noir         proprets         discutant du discours         protocole         les fais rentrer on reprend s’il vous plait         la scène de sortie s’il vous plait         disparition des bougies rouges dommage la voûte me semble quand même         bien gothique         mais        protocole         église saint Liphard cousin de Clovis         devenu chrétien vers la fin toujours plus facile         quand la libido baisse         plus facile ermite à la fin         VIème siècle         les croquemorts soulèvent le cercueil il y a un mot-signe de lever         messieurs         du geste de soulever à quatre un geste          parfaitement coordonné         comme militaire         ordonné par le maitre        de cérémonie un rigoureux jeune homme je marche         les petits-fils derrière puis un peu de désordre        gens mélangés là c’est fait         porte latérale il a eu sa          cérémonie         quand même de la chance         ce monument du XIIème deux curés une fille et quatre croquemorts         malgré les mots de sa sœur à la morgue         ça me fait de la peine de le voir dans cet état elle disait        quand même         de la chance

A propos de Valérie Mondamert

Valérie Mondamert est prof de musique, anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis treize ans, a publié plusieurs fois aux éditions du Pont St Jean (Manosque).

3 commentaires à propos de “ALLÉE DE LA NEF”

  1. J’avais envie d’émettre un sifflement d’admiration… en tous les cas très fort votre texte, bel hommage au père et au pêcheur
    J’ai revu mon grand père et un oncle tous deux pêcheurs de brochet une belle résonance pour moi

    • Merci Caroline, je n’avais jamais imaginé que d’autres aussi avaient affaire de loin ou de près aux brochets!! Belle découverte, et fin de la solitude!

  2. Quelle force, ce texte, où tout est sciemment emmêlé pour plus de pudeur, une évocation parfaite, tissage de souvenirs et de moments présents. Très beau. Merci