#ateliers| derrière les silences mon corps

Mon corps frissonne sous le souffle du vent qui hérisse la surface tannée de ma peau.
Je suis si vieille que je ne peux m’en souvenir. L’amnésie me frappe. Autant qu’elle me sauve. C’est impressionnant la capacité qu’à l’amnésie à se souvenir indéfiniment de sa nécessité a tout effacer avec constance et application. De mes cinq sens je ne me fie qu’au toucher. Les autres sont- dans l’ordre de la découverte humaine-la vue l’ouïe l’odorat et le goût. Le toucher prend le temps. Les quatre autres sont cacophonie sur la tête trop loin du cœur. La peau qui touche est enveloppe. Elle sert de contenant étanche à l’ensemble de mon corps liquide, lui donne forme, et cuirasse contre l’exotique. C’est-à-dire tout ce qui m’est extérieur, que je ne connais pas et qui me fait si peur. La peau sait qu’elle n’est qu’une mue transparente, vide creuse et morte au bord d’un chemin sans le cœur pour la nourrir. Il suffit de poser les doigts sur la peau pour sentir, faible d’abord, puis plus mat — cela est plus facile sans le poids de l’expérience — le tambour battant de la vie. Les autres sens ne sont-ils pas prétentieux, peureux et paresseux ainsi perchés comme une portée d’oisillons affamés et craintifs, blottis les uns contre les autres tout au sommet du corps ? Directement câblés au cerveau ? Le toucher, lui, ose, se tend, s’aventure partout et le chemin du retour lui est bien plus long et pénible pour regagner le conscient. Tout contact est automatiquement vrai. Alors que les mirages, les amertumes, les sifflements restent trop souvent trompeurs.
Mes racines sont profondes. Pourtant, j’ai poussé tordu, peut- être trop vite. J’ai même eu l’originalité de pousser à l’envers. Les feuilles vertes de bourgeons menacent de pourrir dans la profondeur humide, ainsi privée du soleil et je consens au ridicule de l’impudique étalage de mon intimité aux oiseaux de passage. Les racines sèchent, elles sont faites pour se nourrir de terre grasse et épaisse. Certaines ont déjà craqué. La nuit je sens les fissures s’étendre sur le bois sec. Je cherche la solution… Si seulement un passant me murmurait quelques mots… M’aideraient-ils à comprendre ?
Reste calme. Tu n’es pas seul, rassure-toi et regarde : je suis là. Je ne te vois pas ! Regarde loin à l’intérieur, pince ta peau s’il le faut. Je n’ai pas l’inconsistance d’un rêve. Après la douleur de ses paroles, un souvenir ancien appelle ma mémoire. Faiblement. C’est qu’il me semble si lointain. Oui, c’est vrai, je t’ai connu. Dans un grand bâtiment de verre aux arrêtes saillantes. Un lieu plein de vie. Et de mouvement. Ah ça oui ! la vie rentrait bien faible et amochée. Tu t’employais à tenter de la réparer. Je revois encore ton corps se démener pour l’accueillir, allant d’étage en étage, sillonnant les couloirs, écoutant, murmurant, apaisant, rassurant, berçant la fragilité des corps. Parfois, lorsque le mal était plus profond il te fallait faire appel à tout ton savoir. Tu me disais toujours modestement que tu ne savais rien, que certitude est dangereuse chimère et que d’autres avant toi t’avaient pris par la main et l’avaient instruite de tous ces gestes. Que tu ne faisais que miner leur sagesse et que ton seul mérite était de cacher ta main tremblante de peur de ne pas faire avec la rigueur et la précision nécessaire. Je courais aussi vite que je pouvais dans ton sillage alors que tu te battais de toutes tes forces, tranchant, piquant, essorant, ôtant et drainant tout le pus et les souillures de leurs vies. Au crépuscule, les pieds brûlant de ta course, j’observais ta silhouette. Droite. Découpée dans le contre-jour. Postée à la sortie du bâtiment de verre. Ton dos courbé, courbaturé, tu trouvais encore un peu de force pour compter le nombre de pieds qui repartaient vers l’horizon. Certains soirs, il y en avait très peu et une ride creusait un peu plus profondément ton front. Tu rentrais chez toi, dans une nuit froide et sans étoile. Un peu plus transparent. J’aurais voulu t’aider dans cette tâche inhumaine. Mais, impuissant dans ton dos, je me contentais de joindre mes deux mains comme un réceptacle pour récupérer les milliers de larmes salées qui se déversaient sans cesse dans ce lieu. Mes mains serrées à me faire mal pour que le liquide ne file pas entre mes doigts. Je ne savais que faire de toute cette eau. Une fois seul, je la contemplais, pensif. Lourde comme du plomb dans le creux de mes paumes. Sa surface miroitante à peine troublée par les saccades des remous tout au fond. C’est mon reflet que j’observais. Un jour, cela était prévisible, les larmes si nombreuses virent à déborder mes mains. En s’écrasant au sol, elles prenaient la teinte rouge vif du sang. J’aperçus alors les mâchoires prêtes à mordre juste derrière les murs de verres. Je ne les avais pas vus. J’eus la certitude qu’elles avaient toujours été là. Tu avais fait le choix de les ignorer. Je paniquais, et la peur poussant la panique, mes mains s’entrouvrirent. Le rouge inonda le sol, palpitant, éclaboussant jusque sur les murs écarlates. Je n’ai jamais vécu d’expérience si humiliante, dégradante, traumatisante, terrifiante. Dans cette apocalypse, je crois t’avoir entr’aperçu déjà loin — entre les pièces disjointes de mon corps pulvérisé sous le choc de la violence. Ensuite je n’étais plus là. Depuis, je suis seul. J’ai même chassé ma mémoire. Elle n’est que litanie douloureuse. Les racines forment un rond gris de cendre dans le pré. Seuls les vautours s’en interrogent parfois. Quant à l’arbre et les branches et les fleurs ? Il faudrait creuser pour le savoir. J’ai fait depuis le choix de devenir minéral. À présent, la roche et l’empreinte des milliers de fossiles que j’enserre dans mon poing crispé suffisent à mon bonheur. Et je goûte avec délectation les strates de silences qui viennent se poser délicatement sur mes épaules. Leur poids stabilisant mes pieds d’argile. Les appuyant toujours plus fermement contre le sol. J’attends. Même l’impatience ne m’importune plus de sa présence.
Tu as raison. C’est sur les rochers des hautes cimes que poussent les plus belles fleurs. Je m’y suis rendue un jour, juste pour vérifier. Je n’ai trouvé aucune terre féconde pas plus que tes soi-disant fleurs. Les névés blancs gelés en surface et froids et profonds m’ont effrayé. J’ai longtemps pu ne pas en dégager le regard. J’étais sur le point de céder à l’envie irrépressible d’y laisser l’empreinte de mes pas. Tout droit, toujours tout droit. Sans fatigue, sans croisement ni relief. Mais mon intention de me perdre n’égalait pas le vacarme de mon cri à suivre ma trace. Empreinte d’écho blanc pour guider ce qui aurait pu rester d’humanité. La coque glacé qui rend les neiges éternelles si miroitantes est un leurre, elle se brise et l’on chute tout au fond étouffé de neige blanche qui remplit la bouche et c’est de l’intérieur que la glace éteins le feu. Il n’y a pas de fumée et l’odeur s’étiole sous les flocons opaques à toute lumière. J’ai renoncé. J’ai longé les abords blancs et je n’ai pas vu de fleur.
Pourtant elles y étaient ! Tu n’as pas cherché correctement, c’est tout ! Je t’ai vu ! j’étais sur la crête non loin du col qui mène à la cime. Je ne t’ai d’abord pas reconnu. Tu dansais une étrange comédie, traçant avec ton bâton de grands signes vengeurs en direction du ciel. J’ai pu lire les signes et y comprendre des mots qui ne voulaient rien dire. Ce n’est qu’une fois franchis les derniers mètres de l’abrupte verticale que j’ai vu tes paupières closes. L’image est restée. Forte. Tu es entouré de fleurs que tu piétines. N’ouvre pas les yeux, tu ne les verrais pas. Jette donc ce bâton. Il rend tes mots stériles et écoute moi. Je suis là. Accepte de courber ton dos un peu plus près du sol. Je sais la peur, le déséquilibre, la violence et la douleur qui s’élancent là dans tes reins. Écoute,-moi. Je suis là. Fait cet effort, je sais que tu en es encore capable. Tend tes bras, tes doigts hésitent, effleurant et tâtonnant. C’est normal , ça va venir. Touche enfin car c’est là qu’elles se tiennent minuscules et insignifiantes. Au ras du sol, à l’abri du vent. Caresse leur duvet soyeux, il les protège du froid. Ne cherche pas leur odeur, elles se sont séparées de cet artifice trompeur. Tu me crois maintenant ? Je suis là. Relève-toi et continuons d’avancer paume contre paume. J’ouvre les yeux. Le ciel est si beau, bardé de guirlandes d’étoiles aux pétales argentées.

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

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