autobiographie #02 | du village deux ou trois vies

1-
Le martini et le maroc et la colère. On peut dire ça comme ça. Le martini je ne sais plus si c’était avant de quitter le maroc déjà ou seulement plus tard au village. Plus tard au village le martini oui c’est sûr. J’y suis revenue il y avait encore ma mère petite vieille ratatinée qui tenait l’épicerie-café. C’est moi qui ai repris la boutique. On était deux maintenant ma mère très vieille petite vieille ratatinée et moi un peu vieille déjà. Mon mari disparu. On y voyait seulement des habitués ou presque à l’épicerie-café. Le matin ça allait. De l’entrain de la gentillesse pour les clients les habitués. Plus tard dans la journée mais pas beaucoup plus tard le martini. Le martini et le maroc. Les habitués pensaient tiens c’est reparti avec le maroc. Les habitués pensaient ah elle a dû déjà attaquer le martini. Plus tard c’était la colère. Les clients les habitués voyaient arriver la colère. Les énervements contre ma mère petite vieille ratatinée. Les injures contre ma mère petite vieille ratatinée. Les menaces. Les portes vitrées des armoires claquées à la volée. Les clients les habitués certains s’en allaient discrètement d’autres restaient en silence en évitant de me regarder. Ils préféraient laisser passer l’orage plutôt que de rentrer chez eux. Ma mère petite vieille ratatinée assise derrière le bar faisait dans mon dos des signes discrets aux clients. Elle tournait son poing fermé devant son nez pour leur faire comprendre que j’étais bourrée. Avec un vilain petit sourire. Je la voyais faire ses grimaces dans le reflet des portes vitrées des armoires claquées à la volée. A ce moment-là ça partait dans tous les sens il n’y avait plus de maroc juste le martini et la colère. Quand j’avais épuisé les injures et les menaces contre ma mère petite vieille ratatinée je finissais par lui dire mais tu ne vas pas crever bientôt putain tu ne vas pas crever bientôt. C’était le moment où les clients les habitués baissaient un peu plus la tête. Parfois je foutais tout le monde dehors pour fermer la boutique parfois non. Tu ne vas pas crever bientôt ça je le disais presque tous les jours. J’avais honte et pas honte de le dire. Mais on était embarquées sur le même chalutier ma mère petite vieille ratatinée et moi déjà vieille. Le lendemain matin ça allait mieux. Pas de martini pas de maroc pas de colère. Les clients les habitués souriaient. Ma mère petite vieille ratatinée était assise sur sa chaise derrière le comptoir du café près des armoires vitrées.

2-
Müller est un petit homme frêle au visage abîmé il n’a pas la constitution d’un beau gaillard de la campagne taillé pour les tâches pénibles. C’est un tout petit bonhomme avec de longues cicatrices sur le visage et des petites mains très très petites. Les gens du coin l’appellent Müller depuis son retour de prisonnier de guerre personne ici ne se sert de son vrai nom. Il apprécie le pinard c’est sûr il ne crache certainement pas sur le pinard mais son truc préféré c’est un demi-verre de gnôle en se levant juste avant le premier café. Il aime le feu de l’alcool au fond du gosier le matin de bonne heure. A peine debout il vagabonde dans le village il se présente dans différentes maisons l’air de rien jusqu’à ce qu’une vieille femme lui offre une bonne rasade d’eau de vie et la longue sensation brûlante qui va avec. Müller aime ça par-dessus tout le feu de l’alcool au fond du gosier le matin de bonne heure. Il connaît les fermes où il reçoit le meilleur accueil il évite un temps les foyers où il a abusé de l’hospitalité. Quand il a eu sa dose de gnôle il s’en va tranquillement prendre son café. Et proposer quelques petits travaux à droite et à gauche en échange d’un repas car il n’a pas la constitution requise pour les tâches pénibles. C’est un tout petit bonhomme frêle qui n’est pas bâti pour les gros travaux pénibles. Pendant la seconde guerre mondiale il s’en va faire son service militaire à Tours ou Poitiers on ne sait plus. Pas sur un champ de bataille. Quand l’armée allemande arrive pour prendre la caserne sans résistance il est ivre mort dans la cuisine. Lui et un autre camarade sont tous les deux ivres morts dans la cuisine. Ils étaient affectés à la corvée de patates. Ils ne peuvent pas s’enfuir. Tous les autres soldats du régiment de Tours ou de Poitiers on ne sait plus peuvent s’enfuir. Eux ne peuvent pas ils sont trop bourrés. Müller fait quatre années de travail obligatoire dans une ferme de Bavière. Il offre ainsi sa force de travail à l’économie allemande. Bien sûr Müller ne souhaite pas spécialement aider les fermiers bavarois à faire de meilleures récoltes pour nourrir les soldats de la wehrmacht. Il ne trahit pas sa patrie ce n’est pas un volontaire c’est un prisonnier de guerre. Müller n’est pas un prisonnier de guerre pris au combat les armes à la main il est capturé lors d’une corvée de patates alors qu’il est bourré et qu’il ne peut pas échapper à l’armée allemande qui rentre dans la caserne. Il n’a pas de chance. C’est long quatre années de captivité on peut trouver que c’est cher payé pour une cuite. Pourtant lui-même ne pense pas comme ça. Il dit que là-bas on ne mange que de bonnes choses. Il dit aussi qu’il est bon de travailler entouré par de jolies filles blondes comme celles de cette maison. C’est une façon de voir les choses les voisins disent que dans ce cas il vaut mieux rester là-bas quand la guerre est finie. Ils n’ont rien de plus à ajouter après ça ils lui donnent un nouveau nom Müller.

3-
Quand la vieille est morte Zacarias n’était pas capable de vivre tout seul et je l’ai recueilli. Il s’agissait d’un homme déjà dans la soixantaine à ce moment-là quand la vieille est morte. Ce sont les services sociaux de l’hôpital qui m’ont demandé si je voulais bien le prendre chez moi. Ils avaient appris qu’il s’arrêtait chez nous le dimanche en rentrant de la messe et que parfois il venait nous aider pour les corvées. C’est vrai il n’habitait pas loin on lui demandait un coup de main de temps à autre. C’était un homme solide et tranquille et pas embêtant pour deux sous qu’il fallait guider comme un enfant pour le travail. Je me suis dit qu’il n’y aurait pas d’ennuis à l’accueillir à la mort de la vieille. Alors j’ai dit oui aux services sociaux de l’hôpital. Sa famille l’avait placé comme ouvrier agricole chez la vieille juste après qu’on l’ait renvoyé du séminaire en raison de capacités insuffisantes. Il était encore très jeune les responsables du séminaire ont dit à ses parents qu’il n’avait pas les capacités pour devenir curé. Point final on rentre à la maison. Ses parents ont dû être très déçus car c’étaient de grands chrétiens. Pas des chrétiens d’aujourd’hui plutôt de ceux qu’on voyait dans les temps reculés au moyen-âge peut-être. Qui veulent devenir comme les saints des écritures rêvent de se mortifier chaque jour et voient l’enfer comme une grande rôtissoire effrayante. Des trucs comme ça. Alors après son renvoi du séminaire pour capacités insuffisantes ses parents l’ont placé comme ouvrier agricole et il y est resté jusqu’à la mort de la vieille. Dans sa famille il n’avait pas vécu une vie douillette il racontait qu’enfant sa mère lui disait toujours tu es bête comme un âne. Tu es bête comme un âne c’était ça la parole que lui disait sa mère. Mais cette vieille-là qui venait de mourir elle aussi était très difficile. Très très difficile. Elle le faisait dormir par terre dans l’étable sous son manteau le nourrissait de bouillon clair et le faisait trimer dur. Pas besoin de s’infliger des punitions en plus. Pourtant toute sa vie il est resté un chrétien comme on lui avait appris chez ses parents grands chrétiens il est resté un croyant comme ceux des temps d’avant. Il voulait finir mendiant et crasseux comme je ne sais plus quel canonisé du livre des saints. J’étais obligée de le pousser dans la douche de temps à autre car moi je devais m’occuper des affaires de ce monde. Et il n’a jamais non plus oublié ses peurs il avait une trouille affreuse de la faute. Il disait toujours non à une belle part de dessert le dimanche à cause du péché de gourmandise. Pourtant il aimait tellement les gâteaux qu’après une longue lutte il finissait par céder à la tentation et se rendait malade d’indigestion le ventre prêt à exploser. En vieillissant son désir le plus fort il nous disait était de mourir dans la souffrance il fallait bien expier ses fautes et le plus lentement possible pour avoir le temps d’accomplir les rituels imposés. Il portait sur son maillot de corps attachée par une épingle rouillée la prière des morts. Pour pouvoir être prêt à la lire le moment venu la prière des morts. Mais nos suppliques ne sont pas toujours entendues ça non et Dieu a été sourd ce jour-là. Zacarias est mort paisiblement dans son sommeil d’un arrêt cardiaque. Dans ma maison et sans bruit. Paix à son âme. C’était un homme solide et tranquille et pas embêtant pour deux sous.

A propos de Kévin Denirot

homme des pyrénées vagabond et parcoureur des recoins du monde. aimant faulkner&brautigan&carver&d'autres écriveurs américains. aimant tarjei vasaas&jon fosse&d'autres écriveurs venus du froid. aimant duras&koltès&d'autres manieurs de mots. aimant aussi la prose poétique (ça existe ce terme?) et le théâtre contemporain&les bons brasseurs de langue&raconteurs d'histoires d'où qu'ils viennent. écrit parfois mais sa paresse est grande. hélàs.