autobiographies #15 | Anna, un jeudi

Elle grimpe vers les bureaux provisoires. Plateaux obliques avec leurs règles à coulisses; labyrinthes de lignes et perspectives hachurées au marqueur. Aux feuilles épinglées sur le mur on comprend le chantier en cours: maquette plane d'une chambre où l’on ne dormira pas. Une silhouette donne l’échelle au premier plan. La date en rouge.
Elle entre. Croissants crème ou bière sandwich; c'est la pause du matin, la première. Perchée sur le tabouret haut, pieds dans le vide, elle boit à petites gorgée un chocolat trop chaud dans l’odeur de tabac froid.« ... Un Texan arrivé hier... Sur la berge elle n’a plus démarré... Pressé... Et par le train c’était plus court... Une fois... Sans voiture... Qui ?... » Neuf heure quinze. Le bar se vide. Dans le miroir aux écritures la tête du cuisinier s’embue. Il se retourne et lui demande ce qu’elle choisit: « viande purée ou purée viande ? » Ils rient.
Elle regarde leurs dos pliés aux machines. En tournant la scie éclabousse l’air de sciure et de poussière et il y a le parfum entêtant de résine. Elle aime que les machines aient des gueules et des dents; une main amputée glisse une feuille de bois entre les lames puis le menuisier lisse la feuille avec son moignon: "C'est une blessure de guerre", il dit. 
Elle passe dans l'atelier des peintres. Par les vestiaires de métal entrouverts des nus jaunis. Ici les bleus sont blancs; les bruits coulent comme de l'eau. Quelqu'un  siffle. De la colle crie sur le réchaud: peau de lapin, elle pue. Le peintre jette une poignée de couleurs dans le seau. Terre d’ombre. La pâte devient plus lourde. "Terre de sienne. Ocre jaune". Il dit les noms en jetant ses couleurs; des bulles éclatent à la surface du seau. Dans l’armoire derrière lui elle voit des os en tas.
Elle court vers les lavabos. Des urinoirs s’alignent. Un homme se repeigne braguette ouverte. Au bout de l'interminable couloir le lustre l'éblouit. Les perles de verre tournoient. Cliquettements. Lumières. Une pampille se détache. Elle est tombée sur le tapis parmi les clous sans se briser : oblongue et convexe figure météorite. 
Elle se retourne. Le vent de quel dehors s’arrache-t-il ? 
Elle marche au bout du couloir. Ni fenêtres, ni portes. 
Elle tombe de sommeil. 
Elle s’allonge sur une remorque où s’empilent des rubans de pellicules. Secondes perforées, elles fuient. 
Elle songe sur les images aveugles. 
Elle se souvient de l’odeur de poussière mouillée.  Sous la lumière instable des veilleuses, elle décompte les rangées de machines à écrire. Des bijoux brillent. Elle ne voit pas aussitôt le couteau, il frappe. La lame s'enfonce dans la poitrine: « Tu as compris n’est ce pas? À toi maintenant ! Tu ne risques rien».
Elle s’avance. Une peluche de foire tourne accrochée par une oreille; un Mickey aux couleurs criardes. Dans l’ombre elle distingue une lumière; c’est une robe piquée d’étoiles.  Posée sur un tas de pulls et d'écharpes; une robe de théâtre ou de fiancée noyée. Elle tend la main.
Elle s’arrête devant la loge. Le visage semble dormir. Paupières closes il captive. La maquilleuse pose sur les paupière d'Anna une fine couche d'ombre — avec un petit pinceau et par petites touches elle porte un rouge aux lèvres. La tête rejetée en arrière Anna fredonne. Puis Anna ouvre les yeux. Anna regarde Anna; le visage blanc d’Anna. Quand tout sera en place, elle se posera dans la lumière. L’actrice jouera son rôle. 
Elle regarde à présent à travers la fenêtre du viseur. Elle n’appuie pas sur le déclencheur. Elle tourne avec l’appareil collé contre son œil. Les châssis de bois nu; les échafaudages ou cet escalier qui ne mène nulle part; les gens, leurs mouvements, leurs bruits. Elle tourne sur elle même; elle tourne. La tête lui tourne. 
Elle voit une  lumière rouge (on n’entre pas, elle sait). 
Anna s’adosse au mur. 
Anna ferme les yeux. 
Elle entend moteur. Dans l’embrasure d'une porte un peignoir la regarde.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

4 commentaires à propos de “autobiographies #15 | Anna, un jeudi”

  1. Alfred Hitchcock l’affirme dans toute son œuvre : l’important, c’est le hors-champ. Vos plans séquences comme vos plans fixes tournés sur les lieux du tournage livrent, délivrent, tous les fragments, tous les brins, du hors-champ du spectacle. Tournage autour du tournage. Votre « glanage », Nathalie Holt, construit l’important. Vous délivrez le hors-champ. Merci Nathalie Holt.