Carnet individuel | James Hardy

#40 Épilogue | Carnet volant

Je rentrais chez moi en serrant mon trésor sous le bras, le vent me chassait avec les bruits du boulevard et je marchais vite, plus vite que je ne le pouvais, sur un rythme Amapiano, je marchais comme si le carnet que j’avais trouvé était la seule chose qui comptait vraiment, la dernière chose. Je me suis assis chez moi sans même allumer les lumières, mon manteau encore sur le dos, les sens en pagaille, déjà inquiet de ce que j’allais trouver dans ces pages, ou plutôt de ce que j’avais déjà perdu. Parce que j’avais beau le feuilleter à nouveau, le carnet existait de moins en moins. Mon téléphone sonnait, les amis que j’avais appelé, un à un voulaient savoir ce que j’avais trouvé de si précieux, mais quoi leur dire, quoi leur montrer sinon ce carnet en cuir réduit comme peau de chagrin, sans pages, sans encre, sans rien.

Je leur parlerai du carnet volant, qui n’existe que lorsqu’on l’invoque, comme les notes que j’ai retrouvées hier soir, en faisant le tri dans ma boîte mail. En 2011, je me suis envoyé 157 messages, 157 notes éparses, de pensées, de rêves, de morceaux de scènes, de citations, de remarques qui n’étaient pas nécessaire de noter, encore moins de m’envoyer, ce n’est que mon avis, le Moi de cette année-là me suggérerait surement d’aller balayer devant ma porte. Et il aurait raison d’être agacé de me voir aussi crispé. Toujours la même peine à la lecture des vieux carnets, une lecture à regret presque, de découvrir qui j’étais alors, d’en être déçu, de me trouver maladroit et confus, de lire le bon et surtout le mauvais, le raturé, le compliqué. Une déception diffuse, comme si ces seules notes définissaient tout entier la personne que j’étais et celle que je suis encore. Comme si ces notes étaient définitives, abouties, comme si elles devaient faire sens dans leur ensemble, faire œuvre.

C’est la première chose que je leur ferai noter, sur la première page de leur carnet volant : « défense de regretter ». On ne saurait pas qu’il s’agit de la première page puisqu’on ferait exprès de la perdre dans le cloud. Plus de carnet matériel, des feuilles volantes qui n’existent pas. On ne s’occuperait plus de sauvegarder, compiler, archiver les notes à tout prix comme un bien précieux. Il faudra accepter de les perdre ces notes, ou de les oublier. Plus précieux sera le trésor en retombant dessus. S’empêcher de faire un sommaire, s’empêcher de trier ou de classer, parce que trier c’est juger, c’est se juger et on se juge assez dans l’écriture, pas besoin d’en rajouter, les notes sont ce qu’elles sont, les notes ne seront jamais parfaites ou bien c’est un accident, un carnet de notes n’est pas fait pour être lu mais picoré, annoté, recyclé, pillé, de fond en comble.

Je leur dirai que le carnet n’aura plus jamais de fin. C’est ce qui m’a gêné pendant tant d’années, cette injonction remplir l’objet, noircir ses pages, comme une obsession d’aller au bout quoi que j’écrive. Être déçu de soi en s’apercevant que le carnet restait trop vide. Alors quoi, plus rien à dire ? On ne se met pas à la table pour écrire un carnet, le carnet est en nous, presque, il est mémoire vive et doit le rester. Un carnet volant donc, qui n’a pas de fin, qu’on ne pourra jamais remplir parce qu’il se termine avec nous. Je leur dirai de penser à ce qu’ils feraient s’ils n’étaient pas en train d’écrire. Je leur dirai que le carnet n’est qu’une boîte à outil du passé pour celui qui écrit là, celui qui se met aujourd’hui à la table. Une boîte avec des outils qui traversent le temps et quelques autres qui appartiennent à leurs époques, du scotch double-face qui ne colle plus très bien, il faudra faire avec.

Hier j’ai relu ces notes de 2011 où je parlais d’amour avec si peu de recul, de souvenirs encore trop vifs dans mon esprit pour m’en étonner, de consignes qui ne me concernaient plus. L’une d’entre elles disait simplement « Tout connaître de Walter Murch ». C’est un monteur de cinéma, un maître qui a monté, pour ne pas dire fabriquer puisque le montage, c’est de l’écriture – la plupart des films de Coppola. J’ai retrouvé dans ma bibliothèque ce livre d’entretiens que je n’avais jamais ouvert et j’ai obéi à mon Moi de 2011. Le livre commence par un extrait de Conversation secrète. Gene Hackman y joue un ingénieur du son taciturne qui passe ses nuits à restaurer ses bandes sonores comme on écrit un livre. Un soir, une fille qu’il drague lui demande : « Harry, raconte-moi encore comme tu as placé un micro dans une perruche ? »

#39 mais il ne fallait pas le dire

#38

J’y ai vu des navires couler, des forêts brûler, des scènes de cascades et de poursuite qu’on ne pourrait jamais voir ici, mais les images là-bas ne comptent pas, les pires tremblements de terre sévissent ailleurs. Ce qu’il me reste au retour, un désert sans images, un paysage monochrome, une planète aux airs de Solaris où le drame s’est déroulé en moi. J’en reviens chaque fois secoué de ces voyages, avec le sentiment ahuri – toujours le même – d’avoir vécu ce qu’ici je ne vivrai jamais. Jamais dans mon existence je n’ai ressenti autant de colère, d’honteuse jalousie, de mélancolie ou de tristesse profonde, que dans ce vaisseau lugubre avec vue sur la mer. J’y ai vécu les plus belles histoires d’amour. Et chaque fois que je peine à en revenir, il faudrait que je me souvienne du rêve de Verlaine, étrange et pénétrant, d’une femme inconnue, que j’aime, et qui m’aime, et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

#37 L’oiseau rare

Il sifflote mon père, il a toujours fait ça. Ado ça m’agaçait pas mal mais il fallait bien trouver quelque chose. Il sifflote un peu égoïstement, c’est vrai, il sifflote sans se demander si ceux qu’ils l’entendent ont envie de l’écouter.  C’est plus fort que lui, il sifflote comme il respire. Mon père sifflote des airs que je ne reconnais jamais. Des airs qui n’ont pas d’émotions particulières, un peu comme le chant des oiseaux. On dit qu’ils chantent les oiseaux mais citez-moi un seul refrain d’oiseau célèbre. Mon père sifflote quand il ne fait rien d’autre et nous étions deux à ne rien faire d’autre que d’écouter la pluie tomber sur le toit, une fin d’après-midi. Le week-end était bien avancé déjà, le tour de ce qu’on pouvait se dire d’urgent était fait. Une trêve naturelle s’était installée dans la conversation, une longue respiration, et puis, évidemment, le sifflotement… Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville Quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur ? Je ne saurais pas dire s’il venait de l’apprendre par cœur ou si c’était un bout de mémoire qui remontait chez lui d’un coup à la surface. Je ne lui ai pas demandé. Je n’ai rien dit, j’ai pris soin de ne pas bouger, de ne rien changer dans mon comportement, avec la même prudence qu’on emploie lorsqu’un oiseau se pose par miracle sur votre épaule. Je l’ai laissé continuer sans un mot parce que j’avais soudain l’impression de comprendre une langue qui m’échappait jusque-là. D’assister à un miracle, de voir une brèche inespérée se dessiner dans l’épaisseur d’une créature qu’on s’est habitué à fréquenter sans en saisir tous les aspects – et c’est heureux je crois, c’est heureux de cultiver le mystère. C’est bien la pire peine De ne savoir pourquoi Sans amour et sans haine Mon coeur a tant de peine. Il a siffloté toute la mélancolie du monde sur la même tonalité, avec la légèreté d’un chant d’oiseau qui sitôt la dernière strophe terminée s’est envolé sans faire d’histoires.

#36 Histoires de rituels

Ouvrir ses oreilles avant d’ouvrir ses yeux. Éteindre le réveil, trois fois, minimum. Bouder la radio et lancer Twitch, sans regarder l’écran. Écouter l’ami qui depuis quelques temps lit pour moi les journaux et me laisse les mains libres pour m’adonner aux gestes rituels.

Les mêmes gestes, peu de mots encore. Il faudra attendre quelques heures pour que la parole reprenne, je me le reproche parfois mais je ne suis plus tout seul à cultiver le brouillard. Écouter oui sans problème, attentivement même. Parler, écrire, il faudra attendre un peu. Ou peut-être faudra-t-il forcer l’expérience un jour d’aventure. Demain, je le ferai. Demain. C’est programmé. C’est déjà un rituel. Quinze minutes d’écriture pour inventer les rêves qui m’ont échappés.

Les mails du matin je ne les découvre jamais. Ce que je découvre, c’est les avoir déjà lus la veille ou au réveil peut-être, sans m’en rendre compte. Je ne me rends plus compte de ce que je vois sur mes écrans. Alors ces mails, je les lis avec la désagréable impression que quelqu’un d’autre que moi a fait le boulot. Qu’il m’a laissé le cadeau empoisonné d’y répondre quand y répondre prend quelque chose de moi que je pourrais mettre ailleurs. Et c’est souvent ce qui me fait lever de ma chaise.

C’est devenu rituel ça aussi. Je viens à peine de me mettre au bureau que je me lève déjà. Je prends un livre au hasard. Les meilleures pages du jour sont lues debout près de la fenêtre, le manteau encore sur les épaules le temps que le radiateur fasse son travail et que le café chauffe et déborde parce que j’ai lu un jour que le café brûle clapet fermé, le café ne me prévient jamais qu’il monte. Plus tard je lirai plus longtemps, sur l’écran ou ailleurs, mais ces pages-là, elles sont précieuses puisque presque volées. Elles sont comme les minutes de sommeil qu’on grappille après la sonnerie du réveil avec un plaisir coupable. Elles me laissent un goût tenace qui me suit toute la journée. J’en rêve en tout cas, souvent je les oublie.

#35 Une histoire de prénoms

– ‘’ D’accord mais de toute façon je ne retiens pas les prénoms’’. Il est déjà loin quand il me balance ça en l’air, pas désolé du tout de tirer un trait sur nos présentations, ‘’moi non plus’’ je réponds bêtement, alors que alors que c’est faux, complètement faux, je rumine ça tout le retour, je les retiens toujours. Les paroles de chansons, les entames de roman, les vers d’anthologie, les codes de carte bleue , les titres de films, les noms d’acteurs jamais, je ne les retiens jamais mais leurs prénoms, toujours les prénoms, n’importe quel prénom que je rencontre échappe à l’oubli. Et derrière la rancoeur je l’envie Pierre-Alexandre de réserver sa mémoire pour d’autres choses, sûrement plus importantes.

#34 Une histoire pour ?

Le sommeil coupable d’être resté au lit trop longtemps pendant que d’autres travaillent et gagnent leur vie, est-ce que je perds la mienne roulé en boule sous la couette en pleine journée avec une fièvre trop légère pour m’excuser, je me plains déjà de ceux qui n’ont pas pris de nouvelles, qui ne se sont pas inquiétés de mon absence alors que je mérite comme tout le monde un peu de cette pitié, et ce moment médiocre que je ne partage qu’avec moi-même pourrait servir à **** de début de roman. (et ouais faut deviner)

#33 pour ne rien lire

Bien sûr je pourrais marcher quelques kilomètres et me délester de ce trop-plein par l’effort du corps mais il faudrait passer outre les cris des moteurs et de la vie fixer le sol pour reposer le regard et rien ne serait gagné non ce qui marche pour moi c’est la vidange de mots les barmans le font à chaque nouveau fût en évacuant l’eau du réservoir une logorrhée du clavier sans interruption sans intentions aucune parler pour ne rien dire écrire pour ne rien lire.

#32 | Hantez-les

Son prénom, indémodable, revient par vague, et elle avec | L’enfant regarde par une brèche de la pierre, elle est déçue de ne pas l’apercevoir mais ne se décourage pas | c’était son idée de passer le voir mais elle rebrousse chemin et je fanfaronne à vouloir faire les présentations, je n’y crois pas vraiment, c’est pour la blague mais alors pourquoi je bégaye autant en lui parlant ? | Il parle avec angoisse de cette nuit où un vivant est venu le hanter.

#31 | On a perdu, il m’a dit, c’est fini. Il y’a quelques années encore on pouvait espérer faire autrement, tout cela avait encore du sens mais là, il faut se dire les choses, il faut cesser de se mentir, cesser de s’épuiser, cesser de désespérer de ne pas pouvoir. Il faut commencer à faire le deuil, passer à autre chose, il m’a dit, c’est fini. J’ai imaginé ce que donnerait une manif de perdants, des slogans perdus d’avance. Et j’ai souri.

#30 | Silence ?

Ils disent qu’au village c’est l’omerta la vieille à sa fenêtre confirme ici personne n’en parle elle dit pourtant elle ne fait que ça de parler, que ça de répéter la même chose à qui veut l’entendre et tous font comme elle tous à remplir le silence de mots toujours les mêmes et avec eux le vent qui s’invite partout avec pour bagage les bruits du lointain, la rumeur de l’autoroute qu’on ne voit pas d’ici et la forêt tout autour grouillante le silence est de mise mais il est bien mal gardé il hurle.

#29 | La chose dans le ciel

On n’aurait pas dû, il n’aurait jamais dû lever les yeux au ciel, je l’ai continué moi mon chemin ce matin-là je suis passé à autre chose mais lui n’est plus resté le même et j’ai mis des jours à comprendre pourquoi après ça il traversait le pays en cherchant sans savoir quoi trouver il n’aurait pas dû, il n’aurait jamais dû imaginer chose plus intéressante que nous ici en bas que nos douleurs et nos joies devenues si vaines à côté de ce que lui promettait ce ciel, de ce que lui promettent les abysses sans fond du dehors.

#28 | lui rumine

Il faut , il faut

Il faut que

Il faut que je fasse

Il me faut du temps, il me faut plus de temps pour

Il m’aurait fallu plus de temps pour

Au lieu de faire

Au lieu de faire ça j’aurais dû

Au lieu de faire ça j’aurais pu

J’aurais pu lui demander de le faire, j’aurais très bien pu

J’aurais gagné du temps

J’aurais gagné du temps pour m’occuper du reste, à quoi d’autre servirait un double de moi ? 

#27 | Lui

Je le suis à distance, il ne se retourne jamais. Pas curieux pour un sou de ce qui peut lui arriver dans le dos. J’étais comme lui, tranquille. Derrière moi, personne.

Il doit savoir qu’il faut partir pour arriver à l’heure mais il résiste au temps sans que je comprenne pourquoi.

Bouche bâillonnée de toute sa main qui sert de support à sa tête. Ou il réfléchit, ou il s’éparpille.

Plus je le regarde, moins je sais ce qui m’attends.

Il a la chance d’avoir un temps d’avance et n’en profite pas. Il pense à autre chose en croisant son regard alors qu’elle le regarde vraiment, elle. Je sais déjà ce qu’il va oublier. Je ferais un meilleur double que lui.

Je rêve que je suis en train de le suivre mais qu’au détour d’une rue ou d’un café je réalise mon erreur, tout ce temps j’ai suivi quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup mais qui n’était pas lui, je devrais être anéanti d’avoir perdu sa trace mais je me sens libre.

#26 Entendre flou

Situation géopolitique au, température en baisse sur l’ensemble du, et un point sur l’activité sportive | phrase d’enfant qui ne veut rien dire mais qu’on ne corrige pas, vertige devant le paysage de sens qui s’ouvre à nous | du souvenir lointain qui a perdu ses images mais pas son émotion | de la conversation hachée par le réseau qu’on maudit, plus de mots, conversation réduite aux intentions, deux piafs qui dialoguent et qui se comprennent | Bruits infimes des nouveaux voisins à travers les murs, présence pourtant indiscutable | ‘’enfin tu vois quoi, je sais pas si je suis clair ?’’ | bruits de vaisselle et rires en disent plus qu’une langue que j’entends clairement mais que je ne comprends pas | Plus je m’examine, moins je me comprends.

#25 Bol d’air

Tenir l’effort, pousser sur les cuisses, sentir par vagues la chaleur irradier sous le manteau sous le bonnet, laisser le corps disparaitre, s’évaporer en pensées, et puis déglutir comme trébucher de l’intérieur, subir soudain l’air qui passe, qui use la trachée depuis longtemps déjà, le faire passer par le nez, la bouche, alterner pour le dompter, trop tard, comme ouvrir les yeux à marée haute avec l’eau au menton, tout est trachée maintenant, le corps n’est plus qu’un endroit où l’air passe.

#24 Attente interdite

‘’Je vais chez ma daronne, chercher le canap, tu viens avec nous ou tu restes là pour finir ? Tu risques d’attendre un peu quoi, si t’es pressé, t’es pressé je crois, tu m’as dit que tu étais pressé, tu dois partir à pile ou tu peux pousser un peu, tu peux pas, je voulais t’inviter c’est pour ça, ça me gêne que tu partes sans que, mais pas de soucis merci en tout cas, bien sûr je te retiens pas, on te retient pas du tout, le seul truc c’est que tu risques d’attendre si on ne revient pas avant l’heure où tu dois partir, donc vas-y maintenant si tu veux, c’est mieux comme ça, je dis ça pour toi parce que le temps que je revienne, ça me gêne vraiment si tu attends, si tu nous attends, c’est pas cool du tout, c’est déjà sympa d’être venu, tu vas pas rester pour si peu, on a presque fini, c’est rien du tout, non on va pas te faire poireauter tu peux y aller, vas-y, enfin c’est comme tu veux mais oui ahah on te libère ahah.’’

#23 Les nombres mentent

25 marches blanches. 18 arbres décharnés. 2 grues. 42 sièges qui s’apparentent à des bancs. 108 rambardes. 108 autres plus loin. 24 projecteurs. 52 autres sous le dôme. 30 personnes en tout. Compter tout sauf l’essentiel. Compter ce qui n’est pas le Stade et le Stade disparait.

#22 Mauvaise intention

Perdre un roman policier, un de ces best-seller qui traîne dans le second rayon de la bibliothèque, un qu’on ramasserait facilement dans un rayon de la FNAC ou sur le banc d’un square parce que tout le monde connait l’auteur, un qu’on aurait la chance de trouver par hasard, un qui a une valeur commerciale. Glisser dans le livre une petite enveloppe avec la mention « ne pas ouvrir ». À l’intérieur, la résolution de l’intrigue en une phrase cinglante. Le chanceux était prévenu.

#21 Faire bouger les

Vouloir retrouver un thé merveilleux. Ne plus se rappeler de son nom. Reconnaître un mot mais pas l’odeur. Reconnaître l’odeur mais pas la couleur. Fruits rouges et pas fruits noirs. Reconnaître s’être trompé. Trop de boîtes bougées, trop de boîtes ouvertes, trop de « sentez, ça vous rappelle quelque chose ? » Feindre de se rapprocher. Feindre le souvenir d’un thé qu’on ne connaissait pas avant d’entrer pour en sortir. Regard déçu de la fille ; elle sait.

#20 L’argent

Je sors mon portefeuille mais j’ai peur qu’il se sente insulté, de le voir se retourner d’un coup, de l’entendre prononcer mon prénom avec le ton de quelqu’un qui est déçu, alors je garde mon portefeuille dans ma main et je le cache à moitié derrière ma hanche comme si je l’avais sorti pour de faux, comme si je ne voulais pas vraiment payer, comme si je voulais profiter de lui au fond, voilà ce qu’il pourrait penser, que je ne veux pas payer mais il paye, il sort sa carte sans une once d’hésitation lui, ce sera mon tour la prochaine fois il se dit, je commanderai quelque chose de cher et je lui rendrai la monnaie de sa pièce, il se dit, c’est sûr, c’est ce que je me dirais, en attendant il paye sans m’accorder un regard et je ne saurai jamais ce qu’il pense de moi.

#19 Transaction

La transaction se fait à peine parce que pas le temps, parce que pas plus de temps qu’un petit coucou, un signe de la main, et pourtant, sa manière de faire de ces deux secondes un moment de partage absolu ; magicienne | je vais finir par le boire, son whisky, même si je n’aime pas ça. Mais moi, qu’est-ce que j’offre à Koltès ? | Nos airs hébétés à moi et au livreur à qui je tiens la porte ouverte en sortant. En un geste, rendre obsolète codes caméras porte blindés. Regret immédiat d’avoir songé à me méfier.

#18 Recopier c’est facile

‘’Je veux dire qu’il faut croire en des choses pour être humain vous voyez ? Il faut avoir l’impression que les choses sont vraies. Un clown est quelqu’un qui, pour croire à quelque chose, donnerait son âme s’il en avait une. Mais cela lui est impossible, et il se contente de répéter fidèlement les gestes, de plus en plus difficilement, mais en vain. Et nous rions de lui parce que nous reconnaissons que, avec certaines limites, c’est exactement comme ça que nous sommes. »

« Le soir tombait quand Pearson trouva enfin, ou du moins le prétendit-il, une forte présence aquatique, juste le long de la palissade du jardin. Ils repérèrent l’endroit avec un pieu, puis entrèrent dans la cuisine pour régler ce qui était dû. Le chien resta à l’extérieur, l’air insulté, et Mickelsson songea à inviter l’animal à entrer. Mais il y renonça de suite. C’était bizarre, comme il se sentait bête en présence de son voisin. Langages trop différents, sans aucun doute : chaque mot et chaque geste échangés paraissant à demi étranger à l’autre. »

Pas d’étagère encore pour celui-là, il ne quitte plus mes sacs, trimballé jusque sous l’équateur et le volume est comme neuf, couverture souple brillante comme au premier jour, fine tranche bordeaux collée solide comme la coiffe en alu d’une bonne bouteille, typo minime mais pas illisible et un papier bible si fin, si délicat qu’on manipule les pages avec le soin d’un croyant pour texte sacré. Il pèse le volume au bout d’une heure de lecture mais on avance dans le récit comme on se fraye un chemin dans la neige et c’est bien comme ça.

#17 Mauvaises intentions

Pensée collectée au matin : rendre rue Bonvin si étroite que son passage deviendrait laborieux voire impossible. De là, projet de malveillance arbitraire. Distiller agacement et inquiétude au quotidien | places de parkings inutilisables de quelques centimètres seulement | senteurs de tabac froid et de sueur dans cinémas et restaurants | Photographie de la bête sur tout morceau de viande acheté | portrait nécrologique dans couloirs d’écoles | Campagnes de stage de communication malveillante -rémunérer les inscrits | en ville, plus une seule porte ne peut se fermer.

Catalogue disponible sur commande.

#16 Histoires de vêtements

Caban de marin gris qui transforme le boulevard en quai, le café en buvette du port | Jean taille si haute | dans le wagon tous vêtus de noir, toutes matières, la lumière des néons cherche à se refléter dans le moindre pli | Au loin, rien qu’un bonnet rouge | Imperméable aux plis si nombreux qu’on pense à un rideau de théâtre prêt à s’ouvrir | pas de marque placardée sur les pectoraux mais un dessin grossier de squelette | Vêtements en peau, ce qu’il nous reste d’animal.

#15 l’heure du café

Après, il faut que tu choisisses tes combats | Il est doux et sec, tu vois ce que je veux dire ? | Et là elle ne dit plus rien, elle prend tous les paramètres en compte | J’étais très contente d’être là et puis [bruit de la machine à café] | Demander ça à un ami en pleine journée, c’aurait été bizarre non ? | It’s exactly the same but without the chemicals and shit | Il y a une marque que j’adore mais j’ai oublié le nom | Et tu me fais répéter en plus ? | Pour l’instant y’a personne.

#14. La seconde

combien de temps m’offrira le jour pour deviser entre chien et loup, déjà le regret de ce que mon esprit n’a pas encore vu, mes yeux la regarde parce qu’elle a presque bougé dans le noir, mes yeux la regarde mais ne sauraient me dire tout de suite qu’une fenêtre s’est allumée quelque part dans le soir et que j’aurai tout de suite envie de regarder au travers, pour ça il faudra attendre la deuxième seconde au moins.

#13 Le temps de pause

Si on la fixait là debout dans le café avant qu’elle n’enfile son manteau, on la prendrait pour une personne âgée ordinaire, fragile, on l’imaginerait chercher la sortie un peu perdue et se diriger dehors le pas mal assuré, on passerait complètement à côté de son rire d’enfant et de sa répartie qui fuse comme un coup de fusil qu’on n’attendait pas.

#12 Pas de porte

J’ai toujours une porte à poser quelque part, c’est ma pierre angulaire. Entrée d’un ailleurs ou sortie de secours. Pas toujours facile à trouver, c’est parfois le sujet. D’autres fois elle est fermée pour de bon ou bien c’est un pauvre placard, alors il faut revoir les plans parce que toute la baraque est construite sur cette base, et on maudit l’architecte, et on se jure de commencer le prochain chantier par des fondations en béton armé. En attendant on y range ce que l’on veut parce qu’elle donne sur un placard ou un débarras.

#11 Madeleines

Des notes de vanille et d’amande, odeur d’un autre monde venu à moi | le poids de l’édredon sur les épaules et la veilleuse prête à s’éteindre au moindre bruit | Les pentes infinies de la Croix Rousse, une bande en train de se faire que je finirai par rejoindre | l’envie d’écrire un grand roman en regardant dehors puis, tout de suite, la mauvaise surprise de l’effort à produire | le besoin de raconter à la grand-mère ce qui se tramait dans mes villes imaginaires, puis mes galeries de monstres, pour faire rire les copains.

#10

Pendant que je fais fondre un glaçon sous ma langue dans le plus grand secret, je songe à ma carrière d’espion

Tandis que nous avons bêtement essayé d’être joyeux, il a créé son entreprise.

Pendant que je rassure ma fille sur un jeu de cordes, le monde « sanctionne » la Russie.

Tandis que je compte les films qu’il me reste à voir, je m’endors au premier chapitre d’un nouveau livre.

Tandis qu’il hurle en lâchant son dernier coup, je songe aux secondes qui précèdent l’assaut d’une ville.

Tandis que je m’échine à ne plus me disperser, mots les j’inverse.

#9 Je ne voulais pas voir le voisin du sixième de peur qu’il me demande des comptes en me secouant brutalement au bord de l’escalier. Il n’a strictement aucune raison de le faire, on se reconnaît à peine. Pourtant quelque chose chez lui m’inquiète, un air trop grave pour son visage de poupon, l’impression qu’il pourrait être assez fou pour briser notre contrat. Je ne voulais pas le croiser mais c’est chose faite. On s’est ignoré comme d’habitude et au fond c’est peut-être ça que je ne voulais pas voir.

#8 Namedrop

Daniil Medvedev Marie-Laure Lekieffre John Gardner Nadim Chalach Guissepe Garibaldi Rosa Bonheur Charlotte Kherian Octave Mirbeau Lise Arif Patrick Bui James Ellroy Bernard Squarcini Nathalie Altmann Patricia McGerr Martine Laffon Jérémy Rubenstein

#7 Visages d’un trait.

Pas besoin de le voir pour savoir qu’il arrive en crachant son aigreur comme la cheminée d’un vieux train qui on ne sait par quel miracle avance encore et toujours.

Il n’existe seulement parce qu’il tient par la main un gamin dont je connais le prénom et qui a sur le front le même air étonné de voir que la vie nous échappe autant.

Elle se dérobe en nous montrant son dos, au mieux une mèche de cheveux, ses mains quand on a la chance de les remarquer entre la machine à carte bleu et le café bouillant.

#6 Personne d’autre que moi, ne remarque ce morceau de phrase que j’ajoute chaque fois que je confesse une faiblesse. Je n’ai pas une tare sans que l’humanité tout entière la partage. Ce qui était moi devient nous par commodité. Par lâcheté ? Oui, si vous préférez. C’est vrai, je manque de courage. Pas si souvent que ça, non, il m’arrive parfois d’être plus audacieux que d’habitude, enfin comme tout le monde j’imagine.

#5 Ciel(s) du lundi. Et puis dans la rosée du ciel, un cercle parfait. Les nuages de brume lui donne un air de mirage mais le voyeur ne se trompe jamais. On pourrait croire pourtant, on pourrait croire que ce qui est là devant moi n’est pas le soleil, lil n’éblouit plus, il ressemble à la lune ou un judas de porte au moment du coucher. C’est ce dont je me vanterai ce soir, avoir pu regarder le ciel dans les yeux.

#4 Pensées de réveil.

Ce qu’il me reste, un brouhaha qui gronde et qu’on aurait envie de fuir. Terreur de l’entre-deux mondes. Une bataille se joue dehors et je ne pourrai rester si mal caché très longtemps.

Rendre la Rue François Bonvin si étroite que son passage devient difficile pour tous, laborieux, voire impossible.

#3 Il aurait fallu sauter du toit et passer de l’autre côté. Les entendre m’appeler au loin, puis plus du tout. Se perdre dans la forêt de taule. Ouvrir les boîtes au hasard. L’une d’entre elle est un navire qui part. Voir de mes yeux ce qui sent si fort et comprendre que les adultes parlent sans savoir. Rentrer la nuit tombée et affronter leurs regards qui ont changé. A jamais dans les récits de famille je serai celui qu’on doit surveiller. Les grands se taisent ; ils ne sont plus les seuls conteurs.

#2 Si loin, si loin. D’abord cette odeur tenace de goudron frais et de café brûlé. Le terrain vague, sa longue palissade de béton qui nous sépare du monde. Derrière, la mer de conteneurs, infinie, je le sais aujourd’hui. Mais nous, les petits, n’avons encore rien vu. Les grands nous aident à grimper sur le toit. De ce que j’ai vu, plus aucune image. Seulement l’excitation de ce qu’elles suggéraient. Quelque chose doit advenir, nous ne savons pas quoi, nous nous lançons à sa recherche.

#1 de l’imprévu. Le moment est trop précieux pour le souiller avec des paroles en l’air. La bière n’est pas très fraîche mais elle a quelque chose de savoureux. Le goût de l’étrange. On joue un spectacle de cirque à côté, je n’en ai aucune preuve, les portes coupe-feu font leur travail. Je partirai avant la fin, personne ne saura que j’étais là, en tenue de sport. La dame du bar m’a déjà oublié. Tout est si facile. Je n’ai pas eu grand-chose à faire. Une déviation de quelques mètres seulement. Dévier. En faire un principe au quotidien. Faire que mes journée ne se terminent plus jamais.

# Prologue

C’est le carnet que je n’ai jamais eu. Sa couverture en cuir a résisté au temps ; elle accroche aux doigts comme un avertissement. De la première à la dernière, ses pages sont noircies d’une écriture limpide, lisible quelle que soit la lumière. Je pioche une phrase ici et là, au hasard, et chaque fois c’est un début de roman. Chaque fois c’est un fragment de vie, un bout de mémoire, un morceau d’âme. Rien n’est immuable. Je lis et relis la même phrase et elle signifie toujours autre chose de plus ambiguë. Je ne bois plus mon café et le garçon vient me trouver. J’ai le réflexe étrange de recouvrir le carnet avec mon bras pour lui répondre. Je préfère le café froid. Le carnet est numéroté et daté comme s’il en existait des dizaines avant lui. Des dizaines de trésors peut-être perdus à jamais. Je le fourre dans mon sac que je glisse entre mes jambes. Je le lirai seul. J’ai un peu honte de le garder pour moi alors je fais une liste de personnes à appeler. Je m’égare dans mes choix. Je ne sais plus quoi faire. Je recommande un café et sur mon téléphone je demande à dieu Google ce qu’il faut faire. Qu’est-ce qu’il faut faire de la mémoire des Hommes ?

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, travaille principalement pour des programmes jeunesses. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.

30 commentaires à propos de “Carnet individuel | James Hardy”

  1. Belle idée, un brin sadique, mais belle idée quand même. Merci, à quelques jours de Noël…

  2. Excellent le coup de l’enveloppe, dès qu’on interdit, on peu être sûr que ce sera ouvert (l’humain est ainsi) – un brin sadique, comme le dit mon collègue du dessus 😉

  3. dans le 25, réduire tout le corps à la trachée et la respiration, c’est assez beau et malin

  4. Super ce double à la fois très présent, très proche mais qui sait reprendre le chemin d’une liberté

  5. 27 « Bouche bâillonnée de toute sa main qui sert de support à sa tête. Ou il réfléchit, ou il s’éparpille. » formidable jeu de double et cette chute qui ouvre…

  6. c’est plein de gens ici, de ils qui ne disent pas leurs noms mais qui traversent, et même on les fait parler ( mention spéciale pour celle sur l’attente !) et c’est ça qui m’a attrapé à la lecture. Et je retiens cette première phrase de la 38  » J’y ai vu des navires couler, des forêts brûler, des scènes de cascades et de poursuite  » = carnet / rêve / vie ?

  7. Merci pour vos lectures, je suis encore ahuri devant le monde qui a surgi en 40 jours chez chacun de nous et qu’il me tarde d’explorer !

  8. 40 : un sommaire qui l’est toujours – des notes sur dix, ou sur vingt – une palme d’or quand même – j’ai pensé à Thelma (d’abord Schoomaker, et ensuite Ritter – tu sais l’habilleuse de Eve) (c’est aussi, surtout, beaucoup et grâce aux seconds rôles que les premiers le sont) (que serait Pierre Fresnay sans Carette, Roquevert, Larquey ?) – j’ai trouvé un moment aussi pas mal de photographies – des gens qu’on aime – votre carnet comme un tapis (remarquer que prendre sans la permission, c’est aussi voler) – je me rends compte aujourd’hui que la dédicace à Venise (et à Leon) venait d’ici : tant mieux (faudra aller voir le mien mais c’est en accès libre…) (encore heureux) – bonne route

  9. Belle idée que votre carnet volant, carnet en nous. (Permettez que je l’assimile à la salle sur demande qu’une certaine saga enfantine inventa.) Prendre une note au présent, c’est comme l’adresser à celui que l’on sera, plus loin dans le temps (je n’ose dire : plus tard). Un présent que l’on se fait à soi-même, qui sera reçu ou pas. Bouteille à la mer ? Note flottante sur l’océan des jours. Un autre jour (un de ces/nos jours) la prendra peut-être aussi pour lui