Carnet individuel | JM Graas

#35

Embrouillamini  la fatigue concentrée dans des biceps chétifs  la littérature pour économiser l’énergie  une éphémère verte raccourcit ses ailes sa vie  à la lumière du chevet  il faudrait recouper les ailes des poulets  dans l’angle mort la tache aveugle de l’obscure orbite  pèse –t–on les morts comme les nouveaux–nés  dormir lire dormir lire  perdre de l’eau  faire du gras  vite vider  déjà désencombrer  simplifier  aller aérer  JMG.

#34

Hier soir j’ai failli écraser un chat – il était en tort le con – j’ai freiné à mort pour lui sauver la vie, juste le temps de voir dans le pinceau des phares son pelage gris et blanc comme celui de Panpan, l’ex–matou châtré de la libraire, j’aurais été mal d’avoir tué son félin préféré, ce serait bien une histoire pour Caroline Lamarche, La nuit du chat, à deux pas de là. JMG.

#33

Faire le vide. Il y a l’attention à la respiration, possible dans toutes les positions, dans tous les endroits, avec la seule contrainte de ne pas parler, pour entendre ce qui parle à l’intérieur, sans s’y fixer, laisser glisser, puis essayer de la rendre plus régulière, avec une amplitude qui ne force rien, suspendre le temps, soi–même suspendu comme une marionnette, être à la fois celle–ci et le marionnettiste, l’opéré et l’opérateur, le bouffon et le bouffeur, polichinelle bosse et fosse, et puis marcher, la chance qu’on a, accorder le rythme des pas au rythme respiratoire, inspirer expirer, prendre rendre, avancer, rentrer chez soi, et comme disait l’autre mystique déchaussé : Todo es nada. Quel entre-deux ! JMG.  

#32  

Une tombe perdue, l’autre en voie de disparition ; des paysages mentaux sculptés avec la lumière des digues du nord et l’ombre des massifs du sud–est ; habiter un entre-deux où ils avaient cherché un peu de prospérité ; si on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau elle coule parfois au même endroit ; traverser, rejoindre les rives passées présentes, mer, fleuve, rivière, gauches et droites. JMG.

#31

De l’état du monde, ci–gît l’État, en léthargie, l’état c’est toi, l’état c’est moi, du monde, qu’est–ce qu’on lui doit, il y a du monde en toi, comment faites–vous pour vous gouverner, le gouvernail, pour qu’on aille, garder le cap, pas cap, la cape de justicier, degré Zorro de la révolte, bouffon de la reine, descendre dans l’arène, libérer tous les taureaux du monde, décape, Nord Sud, décapsule, spatiale, bestiale, y a qu’à Laïka l’envoyer dans l’espace, fuir le désastre dans les astres, n’importe où, n’importe quoi. JMG.

#30

La puanteur nous a frappé au visage. Les poulets ont explosé, les asticots grouillent. Pas moins de 1.000 kilos de viande pourrie. Il y a six mois l’électricité a été coupée dans le magasin et dans les chambres froides. La faillite n’a été déclarée qu’en octobre bien que les activités aient cessé un an plus tôt. Ce vendredi sera le dernier jour de nettoyage pour les employés d’Alles Netjes. Une odeur putride a envahi la rue. (d’après La Meuse du 8.12.22) JMG.

#29

On aurait pas dû surréagir à l’impression fausse de l’autresse, trompée par notre bégayant langage mimique – ça fait penser à Mickey mais ici ce n’est pas drôle – et Minnie, elle non plus, n’a pas réagi d’une façon convenable ; fondamentalement tout ceci n’a aucune importance. JMG.

#21

Mal réveillé aller acheter du pain. S’arrêter parce qu’il y a matière à sourire. Filmer, photographier. Traduire faire par poïen. Ou l’inverse. Chercher la meilleure manière de diffuser, de faire bouger d’autres lèvres. JMG.  

#20

Dernière heure du dernier jour de la foire aux livres d’occasion, tout à moitié prix. Pour faire son calcul, le caissier bénévole, fatigué, trie les livres que je lui apporte suivant la couleur des gommettes collées sur la quatrième de couverture. Il m’en coutera 22 euros et 50 cents pour 10 livres choisis parmi les 60.000 proposés, il agrandit les yeux l’air de dire vous faites une affaire, et m’indique du menton une caisse Chiquita pour les transporter ; le sabot électronique capricieux prolonge quelque peu notre échange. JMG.  

#19

À minuit et demie je ne dormais pas, j’entends tambouriner sur la porte de l’appartement d’en face, je me lève et regarde par l’œilleton–judas ; c’est mon voisin, smartphone dans la main gauche, frappant le blindage du poing de la droite, j’entrebâille ma porte pour lui demander ce qui se passe, il me répond, sans s’excuser et en tapant plus fort, qu’elle a laissé la clé – il fait un geste semi–circulaire pour dire à l’intérieur, de l’autre côté – ; elle fait la morte, il rentre hors délais, n’a qu’à aller voir ailleurs… JMG. 

#18 

… tandis qu’il tombait atteint du haut-mal s’écrasa le moine, la bave de Dieu écumait sur ses dents, tirez-lui la langue avant qu’il ne l’avale, laissez-le couché, dans ses rets de glaire il tremble. Qui montait au gibet pendait au clocher de l’église, des nourrices tannées se penchent sur moi à présent lunatique me précipitant ne me gardant plus des pignons à degrés. Dans les bois du Franc de Bruges, des cris. Qui torture qui ? De nuit !

Trouvé cet après-midi dans l’ancienne église rue des Prémontrés ce cahier publié avec le soutien de la Communauté Européenne sent le grenier la cave le garage le soufre la douleur l’épilepsie le règlement de conte la région le monde la mauvaise reliure les pages chlorées prêtes à s’envoler. JMG.

#12

Ne jamais utiliser les idées noires pures dans le mélange des genres, plutôt leur préférer celles qui permettent les grises colorées, en cherchant à élargir et tempérer du plus clair au plus foncé, la mélancolie contre le désespoir ; la Fête Mondiale a une odeur de fossiles mal digérés. JMG. 

#11

On entendait le bruit du clapet métallique, la chute dans la boîte ouverte, l’arrivée au sol, alors on courait ramasser le courrier, on en extirpait le quotidien La Cité, en essayant discrètement de bousculer l’ordre de préséance pour sa lecture – ne pas toujours devoir passer après le père et le frère – on s’asseyait dans un fauteuil pour déchiffrer, aidé par la sœur ou la grand-mère, toutes ces lettres imprimées, enfin pouvoir reconnaitre celles qui permettaient d’écrire son nom. JMG.

#10

Pendant que la faim l’empêche de dormir, il rêve de pain d’épeautre à la croute croquante. Pendant qu’il descend les quatre étages sans bouger, il pense : libre comme un ascenseur sans cage. Pendant qu’il lit Le Quartier de Gonçalo M. Tavares, des phrases hors–texte hors-sol s’invitent à la table, il les note dans un grand carnet avant qu’elles n’aillent voir ailleurs. JMG.

#07

disons 1962 les cheveux blonds pourraient ne pas être teints le chignon sage pourrait l’être moins les yeux myopes ou fatigués fixent juste à côté | disons 1977 la peau la plus noire sous la capuche le regard vers le sol une moue en replis  accentue l’air renfrogné | disons 1982 un pull en laine tricoté main une crinière de mouton châtain clair de lunettes carrées mises enlevées remises enlevées mal adaptées | JMG |07

#06

Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que je n’étais pas nécessairement le mieux placé pour pouvoir l’apercevoir, l’estimer ou le confondre, dans tous les sens des termes. JMG.

#05

Deux heures du mat, étoilé, trois cinquièmes de lune, transparent et clair autant que faire se peut ; sept heures vingt-deux, lisière orangée sur Grivegnée ; midi, les premiers nuages annoncés, peu nombreux, sont bêtement au rendez-vous ; quinze heures quinze, alternance ; seize heures seize, la bascule dans le gris. JMG.  

#04

Pas vraiment une phrase, plutôt un mot : ENCORE, rapport à un rêve récurrent, si facile à interpréter, même avec quelques variations de forme, et qui laisse trainer derrière lui un sentiment désagréable, un mauvais goût dans le cerveau ; alors pour se changer les idées et vérifier l’état de la planète on allume l’ordinateur qui nous alerte, sans doute faussement, à propos d’un logiciel espion qui essaierait de vous voler votre identité. Bonne journée.  

#03

Il y avait le souvenir en soi. Il y avait le souvenir, hors soi, du récit raconté par d’autres. Il y avait, longtemps après, le souvenir du retour sur le lieu du crime de lèse-majesté contre l’enfant apprenti-roi. Il aurait fallu pouvoir faire une synthèse des trois et l’enregistrer dans un dossier Souvenirs Pondérés. – Étrange cette nuit ce chat roux inconnu, assis au milieu du trottoir, qui me regardait sans crainte tandis que je rentrais chez moi. – JMG. 

#02

Glisser le haut du corps sous le tulle blanc, s’accouder à l’appui de fenêtre, sans doute entre deux plantes vertes, ou deux bibelots, adroit comme un chat qu’on n’avait pas, regarder sans gêne les gens passer dans la rue, la sortie de l’école ; déménager, première maison perdue, maladroit casser un réveil de voyage, ne plus voir la rue, regarder le jardin, la tortue, les oiseaux et les chats des voisins. JMG.

#01 

Imprévu à 17 heures ce ciel en noir et blanc – l’orage ailleurs – noté sur une vidéo d’une seconde – chaque jour une seconde – pourtant son pull est vert son jean est bleu – à la radio Kind of Blue dans la Dolce Vita – inquiétante la douceur de la température – associée à une fatigue post-vin-rouge – à la radio Cry me a River dans la Dolce Vita – pleurer un fleuve à quoi ça sert – demain on ne sait de rien – demain on ne cède rien. JMG.

10 commentaires à propos de “Carnet individuel | JM Graas”

    • Je n’y avais pas pensé… on en arriverait à souhaiter des températures négatives pendant les coupures-délestages.
      Bonne journée aussi

    • Gagné ! Et formidable son dernier « La fin des abeilles », une écriture qui donne le frisson, c’est rare… Merci pour la visite