#Carnet individuel | Sébastien Bailly

Reprise ici des contributions à l’atelier Carnets. Ces textes trouvent leur place naturelle dans le Journal, tenu directement sur mon site. Voir la Catégorie Journal (publication hebdomadaire du journal tenu au quotidien). Ils sont repris ici par souci de simplicité, dans le cadre des 40 jours d’atelier. J’enlève les dates. Un texte pourrait se former.

Son avant-bras nu effleure ta main. Elle s’excuse. Pardon. Elle a empiété. Passé une frontière. Tu as deviné sa chaleur, une finesse inattendue, un très léger duvet. Le contact est imprévu, devenu rare avec qui l’on n’est pas intime. On ne s’embrasse plus, et à peine si l’on s’approche lorsqu’on se salue. Un effleurement. Le mot est joli. Comme on caresse une fleur sans l’abimer, et la texture du pétale. La texture de la peau. Les mots te touchent : effleurer, texture. Le texte. Ce qui reste à écrire.

J’ai oublié le nom de la professeure de français de 4e. Elle m’a procuré mes premiers volumes de La Pléiade. Oui, la poésie de Victor Hugo, à 14 ans. Elle nous a emmenés au théâtre. Peut-être Michel Bouquet dans Le Malade imaginaire. C’est une possibilité floue. Les dates ne collent pas. Pas Beckett, je ne pense pas, pas déjà Beckett. Elle prenait le train avec moi pour Paris où j’allais seul pour raisons familiales. Elle a fait étudier des poèmes en ne dévoilant qu’à la fin de l’heure qu’un était de Rimbaud et l’autre de moi.

Quand son avant-bras a touché ta main, elle aurait pu le laisser là, en contact. Prolonger la situation et ne rien dire. Attendre que tu bouges, ou dises un mot. Il faut aller trop loin pour savoir jusqu’où on peut aller. Il faudrait. Il aurait fallu. Elle ne saura jamais. Elle a déplacé son bras assez vite pour que tu croies à un accident, elle s’est excusée. Elle ne sait pas ce que tu as pensé, et si tu y penses encore ; si tu te doutes qu’elle aurait aimé te laisser le choix.

Les derniers rêves de la nuit, lorsque déjà éveillé, tu te rendors quelques minutes et que le rêve continue, rebondit, se renouvèle. C’est selon… Chaque matin différent. Tenter de garder trace dans la conscience et savoir qu’on ne retient que des bribes. C’est comme des langues de brouillard qu’on voudrait attraper. Là, des résultats d’élections. Le moins pire gagne et l’on ne se réjouit pas d’une victoire qui n’est que la moindre des catastrophes. C’est une soirée électorale où dominent la couleur jaune et les regards contrits.

Ciel. L’arracher en lambeaux au fil de la journée. Petit matin du noir au gris brumeux, encore opaque, le ciel ne dévoile rien de la journée qui vient. Le gris passe de foncé à clair. Sans relief aucun. Lentement. Le soleil ne percera qu’après midi. Pour enfin dessiner des ombres.

Y aurait-il quoi que ce soit que personne d’autre que moi n’aurait remarqué ? La prétention qu’il faudrait. La singularité que cela poserait. Ce serait ton sourire, une tristesse en brume dans ton regard, un tremblement du coin de tes lèvres, un pétillement subtil, un éclat, un frémissement, le battement trop rapide d’un cil, un froncement, le déplacement vif de ta main. Et je saurais l’agacement ou la joie.Cette singularité, nous la partagerions.

elle a devant l’oreille, plaquée à la naissance de sa joue, une petite mèche dégradée de ses cheveux châtains, comme une coquetterie | la main gourde, rêche, la poignée franche et amicale, les yeux dans les yeux de celui de la terre qui vous dit son respect et son affection dans un sourire | le demi réveil encore lourd de rêves de celle qui s’appuie contre vous pour vous signifier sa présence inconditionnelle avant même les premiers mots du jour

Je rechigne aujourd’hui : je devrais dans le carnet d’écrivain collectionner les noms propres. Les prendre dans les rues où je les croise, chez mes voisins de bureau, dans un livre même et lister ici les noms trouvés comme des pépites. Le carnet du chasseur de noms propres qui déciderait ensuite, fort de ces sources d’inspiration, du nom de ses personnages. Car il faudrait nommer les personnages comme on nomme toutes les autres choses. Je ne veux pas.

Ne pas m’attarder sur moi-même.

Pendant que j’écris, je pense à mes doigts qui frappent les touches et m’aperçois que j’en utilise neuf et que si me manquait le petit doigt de la main droite, cela ne changerait rien à ma vitesse de frappe. L’auriculaire de gauche sert pour les majuscules. Pendant que j’écris, je ne pense généralement pas à mes doigts, que je ne regarde jamais qu’au démarrage de l’écriture, pour positionner les mains juste comme cela me convient, puis j’ai l’œil rivé sur l’écran, et je me souviens lorsque j’y pense que je tape sur un clavier depuis près de 45 ans, et que ceci explique sans doute cela.

En cours élémentaire, le cahier de poésie où l’on recopiait les poèmes de Prévert ou Carême, peut-être Apollinaire et Verhaeren, et Desnos. Et sur la page en vis-à-vis, le dessin libre qu’on traçait au crayon de couleur. Très vite un second cahier, privé, avec mes propres textes à la place des leurs. Mes poèmes illustrés comme la maîtresse nous disait pour les autres. J’avais sept ou huit ans, et j’écrivais mes premiers textes comme je lisais la poésie. Et ce qui devait arriver arriva.

Il y aurait, précédent le texte, à l’origine du brouillon, autre chose posé sur la page et que personne jamais ne verrait, mais qui donnerait la structure et servirait de fondation à ce que, finalement, on pourrait lire. Sur la page, ou dans un carnet, ou dans la tête de l’auteur. Mais pas toujours. Parfois rien, de l’écriture, et puis un texte sans rature que l’auteur n’aurait pas vu venir. C’est possible aussi.

Elle est de trois-quarts dos, tu sais sa nuque et remarquerais la moindre tension nerveuse. Elle ignore ta présence, et pourrais tout aussi bien continuer à l’ignorer. Elle n’est pas encore avec toi, et ne le sera peut-être jamais. Tu ne t’es pas signalé, tu n’as pas raclé ta gorge ni dit son prénom ni posé la main sur son épaule. Il va se passer quelque chose parce qu’il faut toujours que quelque chose se passe. Tu n’y penses pas, tu ne réfléchis pas : tout va trop vite.

Sa tête tourne, ses yeux seront bientôt dans les tiens et elle sourira. Sa tête tourne et tu imagines un ralenti de cinéma ; et tu t’en veux du cliché. Si ses cheveux étaient longs, tu les verrais se soulever, emportés par le mouvement qui, d’un instant à l’autre, rivera son regard dans le tien. Sa tête tourne et tu sais déjà son sourire éclatant et le tien en réponse. Sincère, franc, entier. Et cela dure l’éternité, la joie de vos visages qui se reconnaissent. Tu avais oublié.

Tu ajoutes à la ville inhospitalière et hostile ce qui te la rappelle, à chaque coin de rue, à la butée de chaque impasse, derrière chaque tas de gravats. Son sourire flotte sur les rideaux de fer des boutiques à jamais abandonnées. Son regard perce la brume sur les eaux stagnantes du canal et tu devines la chaleur de sa peau sous le givre des carreaux cassés des usines fermées. Elle est là. Son nom se dessine dans la poussière des terrains vagues, et sa silhouette dans l’ombre des ruines.

« Qu’importait qu’elle lui dit que l’amour est fragile, le sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu’elle répandait, il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu’il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu’en même temps elle ne cessât pas de l’embrasser. Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si naturellement ! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres ; et l’on aurait autant de peine à compter les baisers qu’on s’est donnés pendant une heure que les fleurs d’un champ au mois de mai. »
Dans la bibliothèque du gîte, large comme un corps de ferme, un rayon de littérature classique en haut à gauche où se pressent quelques livres de poche à couverture blanche. Y chercher des lignes d’amour et de délicatesse, et savoir que, plus de cent livres devant soi, et qu’on n’a pas choisis, on trouvera. Et plusieurs fois si l’on prenait le temps de chercher plus loin encore. Là, valeur sûre, en quelques minutes, couvert d’amour et de baisers.

Elle te dit ce qu’elle a ressenti, et c’est bien plus que te raconter l’anecdote, l’histoire : c’est t’ouvrir un passage, te montrer ce qu’elle est derrière. Pendant longtemps, l’émotion qui l’a marquée, et l’oppressait et lui faisait venir les larmes. Rien qu’en parler était difficile. Et c’est te forcer à l’imaginer pleurant, et sa faille, et son humanité. Et toi, tu es là, et tu ne sais pas quoi lui dire, mais tu aimerais la serrer dans tes bras pour qu’elle sache que vous êtes deux.

Le geste de poser sur le comptoir de quoi manger. Un plat de pâtes dans une barquette en carton, un dessert qui se révélera insipide dans un pot en plastique, la canette d’une eau gazeuse. Tout déplacer dans le sac papier kraft, ajouter les couverts jetables et biodégradables. Puis partir. Tous les gestes comme d’habitude sauf un. Et personne pour le remarquer et la serveuse restée muette. Je n’ai pas payé.

Sortir. Fermer. Marcher. Ouvrir. Conduire. Tourner. Garer. Rentrer. Prendre. Déplacer. Parler. Rire. Rentrer. Écrire. Ne pas l’avoir vue.

Tu poserais le livre sur son chemin, sur un banc, un rebord de fenêtre, un parapet. Tu voudrais que ce soit elle qui le trouve et tu te posterais à la distance parfaite, selon l’angle adéquat, pour voir sans être vu. Tu calculerais l’horaire optimal et mettrais toutes les chances de ton côté pour qu’elle le voit et l’attrape et fasse tomber en l’ouvrant un pétale de rose séché. Tu espèrerais qu’alors c’est à toi qu’elle penserait.

Son métier, c’est compter les poissons. Visionner la cassette, caméra infrarouge, repérer les brochets, les saumons. Et noter. Rien d’autre. Tous les jours. Et le reste du temps le bistrot, la solitude et la pêche au silure. Il existe et il est devenu aussi personnage de roman. Logement de fonction et salaire. Dépression, sans doute. Savoir qu’il existe. Et avoir connu son prénom dans une fiction d’abord. Voilà qui brouille les pistes. Les saumons seraient de plus en plus nombreux à remonter la Seine.

L’œil vibre, et la lumière scintillante de l’écran brouille les trois mots déjà écrits et qu’il conviendra sans doute d’effacer lorsque le texte prendra forme. S’il prend forme. Les doigts à quelques millimètres du clavier, parés à l’éclair de lucidité qui donnerait son élan au texte. On ne les arrêterait plus une fois le rythme trouvé. La paupière se ferme pour protéger la rétine d’un contraste devenu inconfortable par la fréquence de rafraîchissement mal adaptée de la dalle lumineuse. Le mot suivant ne vient pas.

Il ne reste rien du corps initial après quelques années. Toutes cellules renouvelées, une à une, encodées au même ADN, mais toutes mortes plusieurs fois et remplacées. Sauf, dit-on, les neurones qui tiendraient, vaille que vaille. Mais, de copie en copie, les erreurs s’accumulent, et la machine se grippe : on n’est plus conforme. Même soigneux, même prévenant, même attentif aux chocs, on perd le fil. Ne reste bientôt qu’une ombre à peine lisible de ce qu’on a été.

Sa présence découpée à même le réel, en surimpression, comme posée au-dessus du reste, et toi, là, dans le flou et l’inconsistance des sentiments. Sa présence au-dessus du texte et toi en bordure de la page. Elle, en surplomb, toi, dans les marges et les interlignes. Elle pèse sur chaque mot qui te vient avec la justesse des lexicographes de profession et diffuse dans tes phrases sa chaleur, sa fragilité, sa force, sa folie, ses failles. Elle se glisse partout où tu cherches à exister.

Tu te regardes l’accompagner jusqu’à l’arrêt du bus dans la nuit noire du début de soirée de décembre. Tu as le sentiment que c’est ça de pris sur la vie, gagner un moment en sa présence. Tu ne t’entends pas lui parler et peu importe ce que tu lui dis : tu savoures ce que tu sais être le plus que tu pourras jamais avoir. Un sourire amical, et peut-être, si tu as de la chance, si tu t’approches un peu, sa main sur ton avant-bras pour te saluer et dont tu emporteras la chaleur avec toi jusqu’à demain.

Elle ne quitte pas tes pensées. Tu penses lui échapper, elle revient. Tu croyais cette capacité à l’obsession disparue avec le temps. Et tu confonds ça avec l’amour. Tu ne prends pas ça pour de l’amour qui n’en serait pas, mais ça se superpose au sentiment amoureux comme s’il était impossible que l’un aille sans l’autre. Elle ne quitte pas tes pensées et tu n’as de cesse de la retrouver. Tu penses à elle tout le temps. C’est ce que tu lui dirais : je pense à toi tout le temps.

Tu ne dois pas lui dire, pas dépasser la mesure. Tu ne peux pas lui dire. Si tu lui disais, tes mots changeraient tout. Ce n’est pas si fréquent, les mots qui changent tout. Tu peux laisser le doute s’installer, mais ne la laisse pas s’appuyer sur la moindre certitude. Si elle savait, l’équilibre serait rompu. Les options qu’elle aurait ne seraient pas si nombreuses et aucune ne conviendrait. Aucune. L’équilibre. Garder l’équilibre. Ce n’est pas une souffrance. Tout juste une frustration.

Elle n’était pas dans la voiture retournée en bord de route, ni la conductrice emportée en urgence absolue dans l’hélicoptère et qui, malgré la médecine, a perdu la vie juste avant l’atterrissage au centre hospitalier. Tu n’as pas eu peur, car tu la sais ailleurs, avec un autre, mais ailleurs, et qu’elle ne risquait rien, si loin. Pourtant, tu ne peux t’empêcher de te demander ce que tu deviendrais, son pronostic vital engagé. Et tu en veux au destin aveugle et cruel de t’imposer ce risque.

Face à la nuée d’oiseaux qui virevolte dans le ciel, savoir qu’un très beau mot dit ces histoires écrites à même le bleu par les milliers d’étourneaux. Un mot qui dit comme on se déplace par rapport aux autres et comme les circonvolutions que ça dessine ne doivent rien au hasard. Tu aimerais retrouver le mot et le lui murmurer. Regarde… C’est une… Mais tu n’as rien à glisser à son oreille qui dise ce que la nature vous raconte : chacun de ses mouvements change ta trajectoire.

A propos de Sébastien Bailly

A beaucoup écrit. Et ne va pas s'arrêter là. Donne des cours de techniques rédactionnelles, et fais deux trois trucs sur Internet depuis un bon quart de siècle. Formations en ligne et ateliers d'écriture sur www.ecrireclair.net

32 commentaires à propos de “#Carnet individuel | Sébastien Bailly”

  1. changer comme de robe, et la silouhette se modifie, autre façon de te lire et entendre – c’est bien, et la fiction efface le journal, on est moins près du réel, plus profond dans la distance qui sépare faits advenus et leur transe-cription,

    • Merci pour ta lecture. Cette question de la distance, dès la prise de note, et dans la mesure où dès lors elle est destinée à une lecture tierce, forcément, c’est une question forte.

  2. Beaucoup de sensualité dans ces fragments, d’observations délicates et d’attentions à l’autre
    ça m’a plu de les lire en un seul trait tandis que « rien ne se dévoile encore de la journée qui vient »
    soleil en train de trouer la grisaille après trois jours de brume…
    merci Sébastien

  3. mais je suis tellement contente de ces refus d’obstacle ! pour moi, il est passée si près, à un cheveu, je me suis raccrochée après un vrai blues, , et puis j’ai parlé avec plein de monde, ici et en off, et c’est que se cache dans la source des noms, des personnages à venir, oui, une vraie vraie question loin d’être épuisée, et puis ce soir la compile qui envole pas mal de choses, nommer le spersonnages comme les autres choses ! j’ai repensé à Vincent Tholomé et à un de ces livres (VUAZ) où les personnages ont noms de choses, notamment Pain, Camion, Surin et Surimi – je n’en suis toujours pas remise, 🙂

  4. Question et matière étonnamment brûlantes que celles de nos noms, de ceux des autres, ils ne portent pas pour rien le nom de « propre » : s’en servir c’est comme les souiller. J’ai quant à moi choisi de passer outre au scrupule, justement pour l’inconfort, où l’indécence qu’il y a à mettre les noms des autres en pâture fait retomber l’infamie sur moi (je n’ose dire l’auteur, autre nom « inemployable »). (Et après tout, le mien non plus je préférerais ne pas m’en servir…)
    On ne fait pas le tour de ça (non plus que l’économie…)

    • J’ai cherché ce cahier d’écolier dans les vieilles pochettes, en vain. Mais y ai retrouvé des carnets et des cahiers d’adolescence, dont j’avais oublié certains. Et c’est boîte de Pandore qui s’ouvre… Faut-il relire tout cela ? Et y a-t-il quoi que ce soit que celui que je suis devenu sauverait ?

  5. Plaisir d’un passage par vos textes ce matin, si chaque proposition est présente, il y a une continuité, un même souffle, c’est beau et sensible. Merci également pour l’évocation du cahier de poésie et son dessin libre à côté, le mien avait une page avec ligne et une page blanche.

  6. D’une très belle délicatesse le texte sur le bras, l’effleurement.
    C’est terriblement vrai que dans notre société les peaux étrangères, les corps inconnus ne se touchent pas.

  7. la question que soulève le non accident de la personne aimée et l’état dans lequel ça peut nous mettre #30

  8. Oui, ce mot qui s’écrit à l’évidence devant un ciel en mouvement et qui n’a peut-être pas besoin d’être prononcé. Je l’entends.