carnets individuels | michel brosseau

10/11 devant le supermarché, un couple, bientôt la trentaine, assis jambes allongées, des bières posées près d’eux, le sourire de la jeune femme avec qui son compagnon partage de la nourriture, une cuiller pour deux, jusqu’où l’intention ou l’illusion du bonheur peut aller se nicher

11/11 le jardin de tes trois premières années, tu n’en sais que les murs qui l’entourent, schistes, pas même le dessin, terrasse ciment, un camélia immense (mais image du temps où tes grands-parents habitaient là, et toi tout gosse encore), la maison louée puis vendue, lieu inaccessible, avoir emmené Isabelle et depuis une impasse grimpé pour voir par-dessus le mur, mais rien de clair, sinon une pelouse, autre forme d’effacement quand là un potager, un poulailler, la campagne dans la ville

12/11 sur le parvis de la cathédrale, cube de pierre blanche, profil sculpté de Jeanne d’Arc, quelques lignes, hagiographie, lettres de pierre, à quelques mètres une statue de Markus Lupertz, homme au mouton sur les épaules, comme voûté sous le poids, l’écho qui là s’installe (l’intention s’en douter, presque ridicule), mais comment la briser, s’y engouffrer, pour quelle brèche

quand la statue encore immobile dans la ville

13/11 le fleuve n’était plus qu’une présence, mais un pont, très haut, peut-être celui de Pirmil à Nantes, et sous le tablier du pont l’eau qui coule, débit fort, l’eau perpendiculaire au tracé du fleuve

14/11

ciel aux nuages qui avancent lents au-dessus du lotissement, semblent s’assembler quand les feuilles à peine mises en mouvement : c’est si loin ce qui se passe

ciel derrière la vitre, quadrillé des montants de la fenêtre et des fils téléphoniques, un oiseau seul le traverse

ciel : y chercher quelle beauté sortie de l’abîme ?

ciel, étendue presque sans nuages, quelques résidus, ardoise magique où effacer tes phrases de sable

impermanence, ciel brouillé, triste et beau, et comme le temps qui s’étire, ralentit

15/11

personne d’autre que moi n’aurait remarqué la petite sono des paysagistes en train d’installer une nouvelle clôture à l’entrée d’un lotissement, petit cube bleu diffusant de quoi faire passer le temps plus vite, donner l’illusion qu’un peu de soi encore dans ce qui confisqué par le travail

16/11

l’adolescent ce matin, marchant le long de la piste cyclable, cheveux bouclés mi-longs, l’affirmation d’un choix, visage aux traits enfantins, une douceur, ce qui là se prépare, et l’écho qu’il t’offre | sortant du lycée, cette enfant vêtue de rose, doudoune sans manches, sweat et pantalon, trois nuances de rose, à quoi elle assignée, et le petit chien gris auprès| le cycliste croisé au retour, haut perché sur son vélo orange, électrique, de location, casque noir, dérangé du regard adressé, un homme de son temps

17/11

Gustave Richard Alphonse Darmaillacq Antoine Roturier Guy Chouteau Gérard Dabin Jacques Monod Jean Zay Gaston Bachelard Thomas Edison

18/11

ne pas s’attarder sur le carton du sachet dans le mug quand lire c’est ma tasse de thé ne pas s’attarder sue l’Amérique d’Ellroy ne pas s’attarder sur celui qui dans le manque de sommeil et l’abus d’alcool ne pas s’attarder sur ceux qui macèrent dans le refus demi happés par la machine à broyer de l’école ne pas s’attarder sur les larmes de l’injustice ne pas s’attarder sur celui qui broie la nostalgie noire d’un passé fantasmé ne pas s’attarder sur les pubs black Friday dans la boîte aux lettres

19/11

pendant que je marche, je pense aux cours de lundi matin, pendant que je filme la Loire, je pense au contraste que formeront dans la bande-son la marche hésitante d’une vieille femme et la foulée assurée d’un joggeur, pendant que je rentre dans la maison, je pense à vérifier la date à laquelle nous allons chez Jacques, pendant que j’écris, je pense à l’inquiétude qui talonne

20/11

premières tentatives d’écriture, l’une le mouvement, l’évanouissement de ma grand-mère dans la salle à manger, son absence au monde et l’urgence qui en naît, dans le décor quotidien, à l’angle du buffet, pendant que jouer, se glisse une presque mort, l’autre, la sieste de mon père après déjeuner, dos rond sa tête posée sur ses bras, avant-bras levés le temps que ma mère passe rapide coup d’éponge et de torchon sur la toile cirée, la fatigue lourde de l’usine, le peu de temps qu’on s’accorde, chacune de ces pistes dessinaient le territoire où creuser, encore

21/11

dessous, un espace, s’y déplacer en pensée, images mentales ou sur l’écran, aller vers des objets, de la langue, s’en approcher, une marche qui semble sans but, dérive au-dedans, dessous la phrase lue, oubliée, remâchée, ou celle qui dans l’amplitude du rêve, presque effacée mais si présente, dessous, la caméra en mains, au plus près des surfaces, des matières, dans un temps d’arrêt un face à face avec l’objet, le silence du monde, et le rompre dans la marche reprise, langue encore hésitante

22/11

la piste cyclable débouche sur un carrefour, espace partagé, passer à l’écart des piétons, traverser depuis le trottoir, en descendre, au feu le signal piétons est rouge, se demander si le choix des bandes blanches du passage clouté, de l’autre côté du carrefour le panneau d’affichage, papiers déchirés, les couleurs perçues sans savoir davantage, concerts ou revendications, tôle gaufrée du supermarché Carrefour, ou faire le choix de l’accès direct au carrefour, bordure moins haute, je crois qu’on appelle ça bateau, mais un minibus de la TAO, transports de l’agglomération orléanaise, il vient de démarrer, face à face, à chaque fois qu’un accident, vélo, mobylette ou voiture, cette impression de ralenti, de suspens, repenser à ce film français des années 70, Piccoli au volant, trop vite sur une route de campagne, perte de contrôle, le pare-brise qui éclate, une roue qui sautille au ralenti, détachée de la voiture, s’arrêter, se dire que passer sur le passage clouté, le minibus en face, le signe de la main du chauffeur, tu peux passer (hier lire les Motifs de Mauvignier, ses réflexions sur l’étirement de la phrase, ce qu’il appelle la mise en phrase plutôt que mise en scène, et comment son écriture est davantage visuelle que cinématographique)

23/11

reflets de lumière sur le pare-brise, s’éclatent, en vision périphérique l’alignement des maisons identiques, du moins dans leurs géométries, vert et béton, un nuage, masse aux formes rebondies, irrégulières, teintes du blanc au gris, pile au-dessus du bout de la rue, impasse d’un lotissement, plein ouest, de là que tu viens, de là aussi que te parvient l’annonce de chacun de tes morts, le GPS s’est enfin mis en route, voix féminine, vous arriverez

24/11

on avait rendez-vous je prends note et je transmets à ma collègue je t’envoie la photo lui il est dans l’optique c’est pour ça je comptais en lui en parler il voudrait pas que tu crois non non je comprends

25/11

blouson de couleur noire north face sweat bleu international more space sweat blanc avec sur les manches de gros crocodiles pantalon de survêtement gris sweat pastel rose baskets rose blanc noir marinière bleue et blanche veste en jean col et doublure en moumoute blanche synthétique sweat rose Los Angeles gilet noir aux motifs blancs abstraits pardessus blanc cassé écharpe grise nouée autour du cou jean bleu et chaussures noires vernies gilet noir tête de mort stylisée dans le dos bomber’s noir intérieur orange baskets blanches jean délavé manteau blanc capuche grise du sweat qui dépasse entre les épaules manteau rose pull noir collants noirs bottines blanches et noires pantalon gris à pinces gilet gris bleu la poche sur la poitrine pleine de crayons blouson marron imitation daim pantalon crème veste noire collants bleus robe bleue chaussures blanches à talons pantalon gris et long pull bleu laine épaisse gilet bleu manteau gris chemise à petits carreaux veste marron sur le porte-manteaux un blouson violet clair un autre bordeaux un gilet gris une blouse blanche d’autres superpositions formes incertaines couleurs en mosaïques

26/11/22

dans la salle des profs, rendre obligatoire un temps de silence avant d’adresser la parole, de manière à laisser la possibilité au possible interlocuteur de décliner la sollicitation simplement en se levant | sur le panneau expression libre, interdire toute photocopie, y compris celles qui ne seraient pas des extraits de Marianne ou de Michel Onfray, afin de transformer le panneau en incubateur de poésie sauvage | installer une scène de 5 mètres par 4 sur laquelle chaque matin chacun pourrait venir se dépouiller de sa tragédie intime

27/11/22

Une petite balle rouge pour s’exercer l’œil et la main, le cerveau, la langue, pour lancer une jambe dans la cour. Pour la motricité, pour l’agilité, le rire, le rebond.
Pour la vitesse !
Pour répondre du tac au tac, ne plus se laisser décontenancer. A. Savelli, Musée Marylin

Terrasse du café Jussieu, sous un auvent qui annonce café et limonade, la ville s’invente un passé, en face uns ushi bar, un restaurant comme à Athènes, la ville à besoin d’exotisme, bodyhit, un véhicule m’empêche de voir la vitrine et comprendre de quoi il s’agit, l’aumônerie catholique pour les étudiants de la fac en face, un peu plus bas, il pleut 

28/11/22

journée sans interaction, retrouver celles qui d’ordinaire, le matin à vélo, dans le chemin derrière la maison, saluer d’un bonjour le vieux qui promène son chien, lui ajoute à son salut un bon courage, adresser un merci à celle qui retient son chien sous le dernier lampadaire au bout du chemin, le temps que je passe, elle reste muette, adresser un signe de la main à ceux, rares, qui me laissent traverser sur le passage clouté, saluer qui se trouve devant la machine à café, souvent entendre on retrouve toujours les mêmes

29/11/22

elle derrière la vitre percée par l’hygiaphone, réverbération des couloirs du métro, un bureau dans un angle près des barrières à franchir pour s’engager dans les couloirs, j’ai oublié le nom de la station, les deux carnets extraits d’un tiroir, au sol cette inscription qui revient, fin des tickets carton dès 2023, peut-être la dernière fois que ça, acheter des tickets, la femme aux locks ramenés en chignon reste muette, affairée à tapoter sur son clavier, lire sur l’écran de l’ordi et glisser ce qu’elle imprime dans des enveloppes, qu’elle pose ensuite, encore non cachetées, sur le plan gris métal qui lui sert de bureau, pas un mot, et pas même un regard quand elle me tend l’appareil pour le règlement par carte, absorbée, affairée, des gestes automatiques, ses longs doigts qui poussent les tickets dans ma direction, ses yeux sur l’écran, partir

30/11/22

calmer ma respiration déplacer les limites ne rien quêter qu’équilibre dire que soi l’avoir rompu tourner les yeux au-delà des murs au-delà du présent laisser passer la colère se gonfler d’empathie ne rien changer aujourd’hui aux détails du monde mais accommoder le grondement saillant qui roule en continu

01/12/22

en avoir la force, prendre un livre auquel tu tiens et l’abandonner en salle des profs, sur une des tables où se corrigent des copies, se souvenir d’un resté des années sur une étagère près des casiers, titre oublié, jeté peut-être depuis, emmené par qui, peut-être lettre à mon juge de Simenon, dans le lisse glisser le tragique, en lieu de bavardages poser le cri, sa possibilité, comme une force contenue, prête à éclater au milieu du convenu

02/12/22

sur le chemin du lycée, dénombrer trois poubelles jaunes, une centaine de voitures en stationnement, trois voitures roulant, toutes m’ont refusé la priorité, au moins une cinquantaine de lampadaires, un tramway à l’arrêt, un autre en mouvement, environ une dizaine de piétons en train de marcher, deux femmes attendant à un arrêt de bus

03/12/22

ce n’était pas du rien, enfoncé dans le fauteuil, extrémités encore froides de la marche au dehors, la sensation de la capuche du manteau qui remonte sur l’arrière de la nuque, le corps glisse, jambes qu’on allonge, le gobelet de café entre les mains fermer les yeux, c’est ailleurs qu’on voudrait être, mais le gobelet de carton, le café trop chaud, les écrans des ordinateurs, l’horloge murale, fauteuils marrons inoccupés, début de digestion, des voix de femmes un peu plus loin, des je, des je, des je, à courtes lampées terminer le café, l’air froid qui passe par la fenêtre mal jointoyée, glisse sur la nuque, les épaules, refermer les yeux, s’absenter, un état intermédiaire entre veille et sommeil, un lâcher prise, comme par défaut, quand remonter à la surface du monde, un coup d’œil à l’horloge, cinq minutes

04/12/22

dans la salle d’attente du kiné tout le monde est là pour son corps — en face aussi ceux qui attendent sur le trottoir devant le cabinet médical leur corps est en peine et ils ont froid — chacun dans l’attente et sa douleur à trouver les mots pour décrire — c’est là ça me fait ci — il n’est pas facile à parler le corps — mais déjà un soulagement dans l’abandon aux mains qui s’offrent pour comprendre écouter ce qu’il a dire ton corps — il paraît que lui ne ment jamais incapable de tricher — il est nu ton corps

05/12/22

grondement de l’avion de chasse dans le ciel, ouvrir la fenêtre, sa durée, la possibilité qu’il implique, exprime, revendique peut-être, il demeure au loin, hors de vue, au-dessus des nuages, sa présence comme une menace, les visages de ceux avec qui dans les couloirs prendre le temps de parler, consacrer de l’attention, c’est par les mots qu’ils creusent la possibilité d’une liberté, mais les gosses marchant trois sur le trottoir dans la nuit, passe sans les voir, et les décorations de Noël sur quelques façades, si tu n’en savais pas le même, les géométries de dessins d’enfants, zébrures du sapin des guirlandes

06/12/22

ça n’a pas duré très longtemps, avançant dans la cour vers un préfabriqué, la nuit encore, glisser la main dans la poche droite vers le trousseau de clés, des doigts reconnaître le masque usagé, un mouchoir en papier, les deux piles rondes pour l’enregistreur, au deuxième passage sans le métal plat des clés, se savoir en surplomb, s’observant pour mieux se contrôler, spectateur qui dirige, ne pas se laisser happer, la béance de l’angoisse déjà prête, si ridicule, pour si peu, d’avec soi prendre distance, observer sa propre silhouette à l’arrêt, l’esprit figé, qu’importent les corps qui s’avancent autour, seul avec soi et la peur de la perte, quand chercher dans l’autre poche, celle où jamais ne mettre de clés, mais le paquet de mouchoirs en papier, s’observer soi dans une tentative de remise en ordre du monde, et quand reprendre la marche, se diriger vers la porte du préfabriqué, s’adresser aux silhouettes autour, c’est comme de reprendre pied, leur demander si c’est bien en P01 qu’on a cours, quand bien même le savoir

07/12/22

répondre quoi au doute qui se déploie quand devant le texte qui dit la confiance dans l’homme et sa capacité de changer l’ordre du monde et rétablir un équilibre entre les hommes et les femmes une bouche pour constater que trois siècles plus tard rien n’a changé ou presque malgré ces phrases qui paraissent soudain inutiles sinon vaines mais encore et malgré tout continuer d’y creuser la pépite du sens et peut-être même de quoi s’accorder dans l’espoir parce que sinon il resterait quoi pour continuer debout

08/12/22

ce matin, au petit déjeuner, était-ce même volontaire, installé à la table de la salle à manger, l’insecte qui se pose, le regarder marcher, tourne en rond, bat vague des ailes, ramener le regard vers l’écran du téléphone, lire le discours d’Annie Ernaux pour le Nobel, puis machinal revenir à la bestiole, lever la main et attendre quelques secondes, calcul rapide du mouvement pour être sûr qu’elle ne puisse s’échapper, et la main qui s’abat, écrase du vivant dont ne pas même connaître le nom, porter la mort à l’innommé, j’aurais pas dû

09/12/22

une jeune femme de 22 ans et un jeune homme de 20 ans et leur chien ont disparu dans les Deux Sèvres depuis trois semaines, leurs papiers d’identité ont été découverts dans un conteneur à vêtements, par un employé chargé de le vider, le conteneur est installé près de chez le père de la jeune femme, vus pour la dernière fois dans une soirée chez des amis près de Niort, à 3 heures du matin, les deux portables n’émettent plus, la jeune femme continue de donner des nouvelles régulièrement (téléphone jetable ?), leurs deux véhicules retrouvés

11/12/22

il est au fond du jardin, tronc d’osier ses branches coupées chaque année, enraciné et force du cycle, muet mais qu’importe, la voix soi la porter, l’important qu’il soit là, dans la double langue, osier, oisi, et dans le monde d’ici et ce qui n’est pas au-delà, mais présent et passé, présence et absence, là pour tout ce qui touche à la terre, ça remonte à si loin d’enterrer des graines et ses morts

14 commentaires à propos de “carnets individuels | michel brosseau”

  1. Parfois la sono des paysagistes c’est tronçonneuse et souffleuse à feuilles. Le petit cube bleu c’est plus doux. Merci !

  2. À propos du 19/11
    Mais qu’est-ce qui nous pousse autant à ne pas être corps et esprit hic et nunc, car ce n’est pas que dans cette proposition nos propensions n’est-ce pas ….

  3. suis venue plusieurs fois sur ta page depuis le début du carnet
    aujourd’hui pour les livres livrés à leur sort en dehors de nous
    j’ai imaginé la salle des profs et le livre perdu

    toujours chez toi, et ce quelque chose à l’intérieur qui couve et j’aime la concision

  4. moi c’était du temps du bureau mais avec l’espoir qu’il sit remis en place pour autres lecteurs, ce qui n’état pas le cas
    salle des profs c’est mieux (et surtout le texte le disant est meilleur que mon petit commentaire :-))

  5. Plaisir de lire ce carnet, l’écriture limpide, fluide, imagée. Beaucoup aimé cette dernière phrase « poser le cri, sa possibilité, comme une force contenue, prête à éclater au milieu du convenu ». Surtout, la première tentative d’écriture a réveillé un souvenir d’enfance, enfoui. Merci pour ça aussi.

  6. À propos du #29
    Ça dépend si c’était une mouche qui zonzonnait trop fort, un moustique potentiellement piqueur, une mite qui mange les pulls ou un insecte innocent.

  7. 9/12/22 c’est drôle l’impression d’avoir lu ce fait divers chez quelqu’un et de le découvrir écrit autrement comme exercice de style à la Queneau