vers un écrire film #08 Viaduc

Si j’étais bâtisseuse, je bâtirais un viaduc. Cela demande des connaissances, des matériaux, des ouvriers et beaucoup d’argent et de temps. Ce n’est pas une affaire simple, mais c’est ce qui me plaît même si j’en découvre chaque jour les subtilités. Choisir le tracé, acquérir les propriétés, convaincre les riverains qui sont rarement les premiers bénéficiaires des viaducs, réaliser les études géologiques, déterminer la portée, la hauteur, la largeur, choisir le type de matériau, faire les plans, les soumettre et faire valider, convaincre la maîtrise d’œuvre et choisir le maître d’ouvrage, organiser un concours peut-être que je m’efforcerai de remporter. Programmer les travaux, gérer les imprévus, veiller à la sécurité et éviter les accidents, respecter le budget. Mon viaduc serait une synthèse de toutes les sortes de viaducs construits depuis la plus haute antiquité, il mêlerait la pierre, le béton et l’acier, les câbles et les piliers dans une harmonie exceptionnelle. Il apprendrait de toutes les techniques de suspension, soutènement, dilatation, il s’intégrerait merveilleusement au paysage. Les viaducs portent le nom de leur ingénieur, ce qui n’arrive jamais aux routes ou aux tunnels, parfois aux barrages lorsqu’ils se rompent. Les viaducs doivent être beaux et pas seulement utiles ou solides, je parle ici de dépasser la dialectique entre structure et sens pour ceux qui me comprennent. Le mien allierait puissance et légèreté, une marque subtile et indiscutable de la présence humaine sur terre, une œuvre de l’esprit et de la matière. Un viaduc n’est rien d’autre qu’un pont entre deux rives et quoi de plus beau que de faire communiquer deux rives , réunir deux versants, relier ce qui était séparé. Je voudrais donner au monde ce trait d’union qui rassemble ; faire passer l’eau, le train ou la route ou encore inventer un nouveau moyen de transport ultrarapide et aérien.

Je ne suis pas bâtisseuse et aucun viaduc ne portera jamais mon nom. Mon viaduc sera très haut, très long et très large. Il s’ornera à l’entrée et tout au long de son tracé d’avertissements sur la dangerosité par jours de grands vents, les distances à respecter, l’interdiction de s’arrêter pour contempler le vide. J’aimerais que les passagers qui l’emprunteront soient à la fois inconscients de passer au-dessus d’un abime et persuadés que le franchissement relève de la prouesse. Qu’ils imaginent le saut qu’ils pourraient faire tout en en étant totalement empêchés par des barrières et des filets. Mon viaduc suscitera la frayeur tout en offrant l’assurance tranquille d’une traversée sans encombre. Mes passagers seront contraints à la plus stricte attention pendant la traversée tout en s’évitant les peines et les corvées de chemins plus longs et plus accidentés. Mon viaduc suscitera le frisson, un peu comme certains jeux de foire à ceci près qu’il sera solide et sûr. Il alliera l’utilité au plaisir, le risque à la tranquillité, l’aérien et le terrestre, il sera pourvoyeur de rêves et de cauchemars.

Mon viaduc sera richement illuminé de nuit. On viendra de loin pour le contempler et le photographier ou bien on le franchira pour le plaisir et l’utilité sans y penser. Ceux qui le verront de loin en profiteront mieux que ceux qui passeront dessus. C’est le sort des viaducs quand ils sont empruntés par tous les gens sans imagination. Une plaque assez large pour être vue de loin signalera ses caractéristiques techniques. On y insistera sur les dimensions de l’ouvrage, le temps mis à le construire, et le coût de l’œuvre, mais on taira les accidents qui ont pu marquer sa construction ; les guides qui le feront visiter pourront néanmoins en avoir connaissance et le rappeler au public. Son inauguration donnera lieu à une manifestation grandiose, à des reportages filmés et à des articles dans les journaux. Il pourra y avoir un parking et un péage pour l’emprunter et bien sûr l’interdiction de s’y aventurer à pied, car je sais trop que ces ouvrages d’art attirent les suicidaires, tout au contraire de leur vocation. Ses dispositifs devront rester discrets pour ne pas gâcher l’aspect de l’ensemble.

Je connais trop de viaducs désaffectés pour ne pas rester lucide et modeste dans mon ambition ; toutefois même désaffectés les viaducs ne sont pas détruits et restent pour témoigner et donner le frisson ; un frisson métaphysique, je l’espère, qui n’a nul besoin de véloroute ou de saut à l’élastique comme il s’en voit parfois. Essayez vous-même, et dites -moi si devant un viaduc vous ne ressentez rien.

Codicille : Je n'arrive pas à saisir les ressorts de la fluidité de Cortazar et il faudra que je revienne sur ce texte. Le sens me convient mais pas la structure. Déconstruire pour reconstruire, c'est peut-être cela qui m'a donné l'idée du viaduc.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

6 commentaires à propos de “vers un écrire film #08 Viaduc”

  1. J’aime beaucoup ton texte. Cette idée de viaduc. Sa physionomie, ses passagers, sa bâtisseuse qui veut laisser une trace (l’objet et son nom dessus). Ton codicille : peut-être une fluidité plus grande en revoyant le temps des verbes ??

  2. C’est un beau projet, bien bâti, solide et élégant comme le texte qui le présente. Merci.

  3. Je ressens beaucoup de choses devant un viaduc, et à lire ton texte aussi, quelle belle idée !