Vers un écrire/film #08 | Ébullition

1.

Si j’étais cinéaste, je filmerais l’ébullition. Celle des casseroles, de l’eau qui frétille en attendant les pâtes. Bien sûr, il faudrait se méfier des vapeurs. Les lentilles ne sont pas friandes de la buée — pas plus d’ailleurs que les micros ne sont friands du brouhaha de la hotte. L’allumer risquerait de compromettre la prise de son ; ne pas le faire porterait un coup dur à nos chances de visibilité. Heureusement j’ai pensé à tout. Il suffirait d’instaurer un système de rotation à trois caméras. Autour de la casserole, on installerait un petit rail sur lequel deux caméscopes pourraient filmer simultanément. Lorsque la lentille du premier serait embuée, on n’aurait qu’à effectuer un lent travelling de sortie dont le second prendrait le relai. Le montage ferait le reste. On profiterait alors du changement de caméscope pour introduire le troisième à la place du précédent. En parallèle, l’assistant du chef op s’occuperait de désembuer la première caméra. Le moment venu, on serait ainsi en mesure d’assurer le roulement. On assisterait alors à tout, de l’apparition des premières bulles au crépitement stroboscopique des billes d’acier sur le cuivre. Tout, jusqu’à l’explosion soudaine des mortiers aqueux causée par la rupture des équilibres thermodynamiques.

2.

Je ne suis qu’un mangeur de pâtes. Je me console en pensant que d’autres, peut-être, rêvent eux aussi penchés sur leur casserole. À nous tous, nous sommes déjà ces appareils enregistreurs capturant les séquences d’un film imaginaire — épopée des pressions pour une geste de bulles tumescentes. Ce n’est pourtant pas là un spectacle aisément accessible. D’abord il y a les binoclards que le moindre coup d’œil jette dans la brume. Et puis il y a celles et ceux qui n’ont pas le temps, pour qui la lutte des pressions est synonyme d’un coup de fil à passer, d’un gosse qu’on plonge dans l’eau du bain, d’une douche ravie à la hâte, d’une clope fumée à la fenêtre. Que peuvent connaître ces pressés des miracles de la génération spontanée, du lent ébranlement des surfaces, de ce cri de vapeur qui d’un coup s’élève dans la pièce ? (Note : il n’y aura aucun son, aucune musique, aucune parole — juste l’espace nécessaire à l’explosion soudaine de ce bref sifflement).

3.

Ce film n’en serait pas un. Ce serait plutôt un tableau. Un tableau aux images mobiles (ce qui n’est pas la même chose qu’un film). Ce serait comme ces publicités ; ces courtes séquences vidéos qui se répètent à l’envie aux quatre coins de la ville. D’ailleurs c’est là que je les mettrais. Aux quatre coins de la ville. Chaque jour, je choisirais X panneaux (jamais les mêmes, rarement les uns à côté des autres). Ces panneaux diffuseraient la séquence montée — mais avec un léger décalage, si bien qu’aucun ne montrerait le processus au même moment. À force, les gens y trouveraient l’excitation d’un jeu de piste. Tomber par hasard sur un tableau-mobile (T.-M.) serait l’objet d’une petite fête. Les passants et passantes pourraient alors se demander où sont les autres, à quelle passage de la séquence ils se trouvent ; si, quelque part dans la ville, des inconnus sont eux aussi en train de regarder les bulles. L’observation des panneaux participerait à l’élaboration d’une communion fragile qui, peut-être, se prolongerait le soir lorsqu’il serait temps de faire cuire ses propres pâtes ou de préparer les pommes de terre. On pourrait alors penser que l’on est pas tout à fait seul. Probable qu’il se formerait des communautés, des forums tenus par une poignée de passionnés qui parcourraient la ville afin d’en cartographier la dispersion quotidienne. Ceux-là mobiliseraient d’autres applications pour générer des plans de balades qu’une poignée de convaincus ne tarderaient pas à analyser sous un angle mystico-scientifique. On verrait dans la composition hasardeuse des lignes d’étranges motifs signifiants ; on chercherait à comprendre ce qui les lie ; peut-être même qu’un farfelu parviendrait à y déceler une langue. Le plus probable toutefois est que les T.-M. resteraient largement inaperçus.

4.

Qui sait ce qu’il adviendra de mes bulles ? Peut-être finiront-elles comme celles de la casserole : aspirées par l’évier ou bien rendues à leur état d’équilibre. Je me console en rêvant à ces communions fragiles, à ces théories conspirationnistes frémissant à la surface du web. Mon rêve, comme une bulle — surgi le long du cuivre, propulsé un instant à travers les eaux, disparu à son pinacle.

A propos de Ulises Lima

Professeur de philosophie, passionné de littérature. Des années que j'écris dans mon coin. Pas grand chose à mon actif. Quelques nouvelles. Un roman impublié. Un autre sur l'établi. Marre de ces quatre murs qui ne répondent jamais assez. Je rejoins les ateliers (la boule au ventre) dans l'espoir de... de quoi ? Difficile à dire. D'ici quelques mois, peut-être.

10 commentaires à propos de “Vers un écrire/film #08 | Ébullition”

  1. J’aime beaucoup cette construction, de ce que filmer l’eau bouillir peut amener. C’est beau et plein d’interrogations. Plein d’idées. Merci pour ce bon moment.

  2. J’en ai fait des pâtes, des soirs et des soirs, et pas une fois je n’ai pensé à filmer ces bulles. Bravo, dans ces bulles il y a aussi de l’imaginaire possible, tu nous le montres, bravo.

  3. J’aime beaucoup la banalité du quotidien qui apparaît à travers la (méta)physique de la vapeur, et l’échappée du quotidien que permettent bulles et vapeur.

  4. J’aime beaucoup la métaphore des bulles, ce que je lis sous le prétexte des bulles, « le lent ébranlement des surfaces », « l’élaboration d’une communauté fragile », « la composition hasardeuse des lignes »,… Merci et bienvenue.